«C'est un triomphe pour l'Amérique, habibti!»

C'est ma grand-mère qui le dit. Elle me parle avec soulagement de la mort d'Oussama ben Laden, ce «fou» à qui, depuis longtemps, elle voulait vraiment «casser la gueule». Obama s'en est finalement occupé juste à temps, avant que ma grand-mère aille lui régler son compte.

Ma grand-mère Laurice a eu 90 ans hier. Elle n'a jamais porté de pantalon. Pas assez élégant pour elle. Mais je l'ai toujours soupçonnée d'en porter un dans sa tête.

Elle aurait fait une excellente détective. Une détective en jupe qui aurait amadoué ses sources à coups de cuillerées de confiture de pétales de rose ou de quelques klishas parsemés de graines de nigelle. Une poigne de fer sous un plat de douceurs.

Il est conseillé de ne pas la contredire et de ne jamais lui mentir. «Le Pakistan dit qu'il ne savait pas que ben Laden était caché là! Voyons donc!»

«Mais, Téta, n'aurait-il pas mieux valu arrêter ben Laden et le juger devant un tribunal?» Elle n'a pas aimé ma question. Elle a bien failli me raccrocher au nez. «Non mais! Il a tué des milliers de personnes! Il l'a cherché!» Il ne méritait que de disparaître au fond de la mer, dit-elle.

Elle a vu à la télé des photos de la maison où il se terrait. «As-tu vu ça? C'était tout en désordre!» Ben Laden n'était pas qu'un meurtrier. En plus, il était désordonné.

Quatre-vingt-dix ans et un terroriste désordonné en moins sur la planète. Qu'est-ce qu'on peut t'offrir encore, chère Téta? Je lui ai souhaité, comme le dit la formule arabe consacrée lors des anniversaires, d'atteindre 100 ans. Ces 100 ans, autrefois si loin, aujourd'hui trop près. «Cent ans! Voyons donc!» Avec sa santé de plus en plus fragile, son corps de plus en plus amaigri, elle dit qu'elle n'en demande pas tant. Mais ce n'est pas parce qu'elle le dit qu'il faut la croire.

Entêtée comme elle l'est, elle a déjà égrené 90 ans à cheval entre deux univers, ce qui n'est pas rien. La moitié de sa vie dans le monde arabe, où elle est née et a vécu jusqu'à l'âge de 46 ans. L'autre dans le monde occidental, où elle a dû recommencer sa vie. «Ça n'a pas été facile», dit-elle souvent. Pas facile de quitter sa Syrie natale, de laisser toute une vie derrière soi.

Elle avait suivi dans son rêve fou son mari, Naïm, survivant du génocide arménien. En 1967, il avait décidé qu'il en avait assez de survivre. Il a dit à ma grand-mère de faire ses valises. «Allez, yallah! On s'en va.» Il voulait vivre en toute liberté. Il voulait ce que veulent des millions de gens: un avenir pour leurs enfants. Cet avenir, il avait du mal à l'imaginer au Proche-Orient.

Il voulait vivre, mais il est mort d'une crise cardiaque deux ans après avoir mis les pieds à Montréal, laissant ma grand-mère seule avec son rêve et leurs quatre enfants. J'ai toujours trouvé ironique qu'il ait survécu à un génocide mais pas à l'immigration. Ma grand-mère, elle, a surtout trouvé cela pénible. Elle a dû faire bien des sacrifices. Apprendre à être veuve. Apprendre ce nouveau pays. Apprendre le français. Apprendre le froid.

Elle s'en est tirée avec une certaine grâce. Ses enfants ont tous réussi et elle en est fière. Ses petits-enfants aussi. Elle a pris goût au hockey et même à l'indigeste poutine. Elle a appris à aimer ce pays, même quand elle y perd ses élections. Elle n'a jamais manqué une seule occasion de voter. Cette fois-ci encore, elle s'est mise toute belle, comme si elle allait à la messe. Elle s'est fait un devoir d'y aller, même si elle se sentait fatiguée. Aussi démocratique soit-il, le résultat l'a déçue. «J'ai été dégoûtée! Harper est un dictateur! Il va pouvoir en faire à sa tête!»

Quand les tours du World Trade Center sont tombées, en 2001, elle a maudit ben Laden. Elle s'est demandé si, à cause de lui, tous ses sacrifices avaient été vains. Elle a eu peur que son rêve et celui de millions de gens soient enterrés à Ground Zero. Le monde incertain qu'elle avait fui l'avait-il rattrapée?

«Vous ne serez jamais en sécurité chez vous tant que le monde islamique sera en danger.» Cette phrase terrible de ben Laden, elle l'avait entendue à Al-Jazira en 2001. Elle lui était restée en travers de la gorge depuis. «On a quitté la Syrie pour avoir la paix! Voilà ce qui nous arrive!»

Depuis ce jour, elle voulait sa peau. Obama l'a eue. La menace terroriste n'a pas disparu pour autant, elle le sait. Le triomphe est avant tout symbolique, elle le sait aussi. «Il n'y a plus de paix nulle part, habibti.»

Pour joindre notre chroniqueuse: rima.elkouri@lapresse.ca