Je n'oublierai jamais ma rencontre avec le photographe John Max dans son capharnaüm du boulevard Rosemont.

C'était un jour glacial de janvier. J'ai sonné. Un homme costaud, dans la soixantaine, joufflu comme un bouddha, m'a ouvert. Sa maison n'était pas chauffée. Il était emmitouflé comme s'il partait en expédition polaire. Mais en fait, c'est moi, ce jour-là, qui ai eu la chance de partir en expédition dans l'univers fascinant de ce génie montréalais méconnu.

La maison semblait plier sous le poids de son insatiable appétit de collectionneur. Dans toutes les pièces, des boîtes de livres empilées jusqu'au plafond. Des milliers de livres, assez pour rendre toutes les fenêtres aveugles. Sans compter les revues, les disques, les classeurs et les photos qu'il a lui-même prises de sa vie, de sa femme, de son enfant, d'un certain Leonard Cohen...

«Aviez-vous des livres à la maison quand vous étiez petit? ai-je demandé en regardant la bibliothèque tentaculaire qui avait envahi les moindres recoins de sa maison.

- Non. Mes parents étaient des paysans. On n'avait pas de livres.

- C'est votre revanche, finalement...»

Il a fait non de la tête avant d'ajouter de sa voix douce: «Ce n'est pas ma revanche. C'est là mon éducation.»

J'ai repensé à cette scène en voyant le film John Max, a Portrait, que Michel Lamothe consacre à ce grand photographe qui a fini par être chassé de la maison dont il avait hérité avec son frère Edward. À l'époque où j'ai rencontré John Max, il était déjà menacé d'expulsion. Il devait des dizaines de milliers de dollars à Edward, qui habitait juste au-dessus, à l'étage. Les deux frères ne se parlaient plus. Edward a fini par vendre la maison sans l'accord de John. L'affaire s'est rendue devant les tribunaux. John Max a perdu.

Dans le film, on voit un inspecteur de la Ville de Montréal frapper à sa porte pour vérifier si l'immeuble est «propre à l'habitation». «Pourquoi avez-vous tant de livres? demande-t-il.

- J'étudie, répond John Max à la manière d'un enfant penaud qui se fait gronder. C'est sans fin...»

Sans fin, oui. J'ai eu l'impression qu'il y avait, dans ce besoin compulsif d'accumuler des documents, à la fois l'expression d'une certaine folie et son antidote. Se promettant sans cesse de mettre de l'ordre dans son désordre, John Max a toujours vu les choses d'un autre oeil. «John ne s'est jamais considéré comme quelqu'un de malade. Je ne l'ai jamais considéré comme quelqu'un de malade non plus. Les photographes sont de grands collectionneurs», me dit Michel Lamothe.

 

Bien que méconnu, John Max est beaucoup plus qu'un collectionneur compulsif excentrique. Il reste un des plus grands photographes du pays, pionnier de l'approche subjective, qui a connu un rayonnement important dans les années 60 et 70. «Si John avait fait de la peinture, il serait Borduas», dit Michel Lamothe qui a lui-même étudié au collège Loyola au début des années 70, à l'époque où John Max y enseignait la photographie.

Lamothe, qui s'est lié d'amitié avec John Max dans les années 80, a eu la bonne idée de nous faire plonger dans la vie et l'oeuvre, en grande partie inédite, du photographe oublié. Devant sa caméra sensible, l'artiste se raconte et nous est raconté. Fils d'immigrés ukrainiens, il dit qu'il est né avec un nom trop difficile à prononcer: John Porchawka. Max, c'est plus simple. Il voulait d'abord être musicien. Mais il n'avait pas d'oreille. Des photos de Lutz Dille aperçues dans une vitrine de la rue Stanley lui ont donné envie de devenir photographe. Il s'est mis à faire l'école buissonnière pour arpenter la ville et la prendre en photo. Il n'avait peut-être pas d'oreille, mais il avait tout un oeil, se dit-on en regardant défiler ses photos noir et blanc d'un Montréal qui n'est plus.

John Max raconte aussi son amour du Japon. Grâce à un ami d'origine japonaise, il s'est mis à rêver de ce pays qui l'a longtemps fasciné. Il a fini par aller y vivre cinq ans dans les années 70. Le voyage de sa vie. L'oeuvre inachevée de sa vie, aussi. Il en est revenu avec 2000 rouleaux de pellicule, entassés dans des sacs-poubelles. Cinq cents ont été perdus. Le photographe raconte qu'il rêve encore de retourner au Japon pour y présenter une exposition. «Je leur dois ça», dit-il. On ne peut s'empêcher de penser en l'écoutant au contraste terrible entre le Japon d'aujourd'hui, aux airs d'apocalypse, et ses images, qui témoignent d'une beauté évanescente. Comme cette magnifique photo d'enfants à la chasse aux papillons, immortalisée dans le documentaire.

Aujourd'hui, John Max vit chez des amis qui ont accepté de l'héberger après qu'il eut été expulsé de sa demeure. Sa santé est de plus en plus fragile. Il a été forcé de comprimer l'essentiel de sa vie dans une seule chambre. Il a dû entreposer le reste, à son corps défendant. Une partie archivée au musée. Une partie dans une grange. Une autre encore chez un ami libraire.

En regardant défiler son oeuvre émouvante à l'écran, on comprend finalement que les documents empilés chez lui n'obstruaient pas sa fenêtre, bien au contraire. Ils étaient sa fenêtre. Ils étaient la lumière qui nourrissait son regard unique de photographe, capable de capter l'intériorité de ses sujets.

Le film John Max, a Portrait, V.O. originale anglaise avec sous-titres français, sera présenté au Cinéma Parallèle, à Montréal, dès le 25 mars.

Photo tirée de BIRD IN A CAGE - Images from Japan / 1974-1979 Photographs (c) John Max

On ne peut s'empêcher de penser en écoutant John Max au contraste terrible entre le Japon d'aujourd'hui, aux airs d'apocalypse, et ses images, qui témoignent d'une beauté évanescente. Comme cette magnifique photo d'enfants à la chasse aux papillons, immortalisée dans le documentaire John Max, a Portrait.