C'est l'histoire de Montréalais qui habitent près d'un supermarché. Le propriétaire du supermarché veut faire des travaux d'agrandissement. Tout démolir, tout reconstruire. Un projet de 12 millions. Les citoyens sont inquiets. Ils craignent l'impact que cela aura sur leur qualité de vie, sur la sécurité des rues, sur la ruelle où jouent leurs enfants. Ils sont de l'école «moins, c'est mieux». Ils soupçonnent le propriétaire d'en fréquenter une autre. Ils aimeraient que leur point de vue soit entendu.

Cela se passe dans Rosemont. Dans un journal du quartier, on annonce sans trop s'en vanter la tenue d'une assemblée publique de consultation. En principe, cette assemblée doit permettre aux citoyens de prendre connaissance du projet et de soumettre des commentaires qui pourraient mener à des modifications. Dans les faits, l'assemblée n'est guère plus utile qu'une soirée de bingo puisqu'elle a lieu le jour même de l'adoption de la deuxième résolution du conseil d'arrondissement visant l'acceptation du projet.

Pour la Ville et les promoteurs, il semble que la partie de bingo soit donc déjà terminée. On sait que les règlements peuvent être très contraignants pour le Montréalais qui voudrait faire changer ses fenêtres. Mais ils le sont beaucoup moins pour celui qui aimerait se faire construire une station-service boulevard Saint-Laurent ou un immense supermarché dans un quartier résidentiel qui n'en demande pas tant. La croissance économique passe le plus souvent avant l'amélioration d'un milieu de vie. C'est la logique Tim Hortons qui domine. Tout ce qui peut rapporter des impôts fonciers est foncièrement bon. Et les citoyens du quartier, qui sont pourtant les premiers experts de leur quartier, sont foncièrement vus comme des empêcheurs de tourner en rond.

Le soir de l'assemblée publique, la deuxième résolution est donc votée. Les résidants, abasourdis, sont placés devant le fait accompli. Comment se fait-il qu'ils n'ont jamais été informés du projet avant d'en arriver là? La loi n'exige-t-elle pas plus de transparence? Oui, elle l'exige. N'aviez-vous pas vu cette feuille de format 11 sur 17 dans la vitrine du supermarché, entre les affiches annonçant les aubaines de la semaine? Non. Entre le brocoli et le poulet désossé à prix réduit, la démocratie en format 11 sur 17 était sans doute passée inaperçue.

Dépités, les citoyens retroussent leurs manches. Ils font leurs devoirs. Ils s'informent, ils se mobilisent. Ils décident d'explorer les moyens prévus par la loi pour se faire entendre même si cela ne semble pas important aux yeux de la Ville et des promoteurs. Ils réalisent alors que ces moyens à leur portée sont non seulement extrêmement limités, mais aussi très compliqués.

Comme le projet exige des dérogations au règlement de zonage, il peut être contesté par voie référendaire. Les citoyens entreprennent donc des démarches pour l'ouverture d'un registre de signatures. Le processus, assez complexe, exige un doctorat en déchiffrement de charabia administratif. Mais pour résumer les choses grossièrement, disons que, pour que le référendum ait lieu, 10% des résidants de la zone concernée devaient aller voter. Dans ce cas-ci, il fallait obtenir la signature de 93 personnes. Or, 87 personnes ont pu aller signer le registre un jour de semaine entre 9 h et 19 h - c'est bien beau, la démocratie, mais il faut parfois aussi aller travailler. Malgré l'échec de cette démarche, elle aura eu le mérite de faire savoir aux élus et aux promoteurs que les résidants souhaitaient être consultés.

Déterminés à être entendus, les citoyens déposent une pétition de 300 noms. Ils créent un blogue. Ils réussissent à gagner un peu de temps. Le projet n'est pas abandonné pour autant, mais ils obtiennent l'instauration d'un comité de bon voisinage pendant la durée des travaux. Une victoire? Pas vraiment. Le comité de bon voisinage, auquel ne participe pas la Ville, ne fait qu'attiser les tensions entre les promoteurs et les résidants. On leur promet de tenir compte de leurs suggestions. Et puis après? Rien. On n'en tient pas compte du tout. Les travaux suivent leurs cours comme si de rien n'était. Malgré une bonne mobilisation, les citoyens n'ont rien pu faire, sauf manifester leur mécontentement par un vote de sanction, contribuant ainsi à la défaite du maire de l'arrondissement de l'époque, André Lavallée.

Le supermarché a donc été détruit et reconstruit. Il a rouvert ses portes en novembre. Le propriétaire n'a enfreint aucun règlement. La loi a été respectée. Mais les citoyens, eux, ont perçu une dégradation de leur qualité de vie. Ils constatent que plusieurs des craintes exprimées avant les travaux se sont matérialisées - l'augmentation de la circulation, entre autres. Le propriétaire du supermarché dit qu'il n'y est pour rien et renvoie la balle à la Ville. La nouvelle équipe municipale semble plus disposée à trouver des solutions, sauf que, d'une certaine façon, le mal est fait.

Résultat : cohabitation pénible, sentiment d'avoir été floués. Petite amertume et grosse fatigue démocratique. Rien de tragique, non. Juste une petite histoire de quartier comme il y en a sans doute beaucoup. Mais une histoire symptomatique malgré tout. Car finalement, ce qui désole surtout ces citoyens, c'est de constater, après tous ces efforts, leur incroyable impuissance en ces temps où on ne cesse pourtant de nous parler de « pouvoir citoyen ». Ils ont beau s'être armés pour déchiffrer les rouages opaques de la démocratie municipale, ils ont beau compter parmi eux des professeurs, des spécialistes en communication et des urbanistes qui ne manquent pas de compétences civiques, cela n'a rien changé au résultat. D'où cette question : qu'arrive-t-il dans les quartiers où les gens sont plus démunis et où la connaissance des rouages de la démocratie municipale est faible ?

Alors qu'il s'affaire à réviser la poussiéreuse Loi sur l'aménagement et l'urbanisme, qui date de 1979, le ministre des Affaires municipales, Laurent Lessard, dit vouloir «mettre les citoyens au coeur du processus décisionnel en les informant et en les consultant en amont des projets d'urbanisme» (1). Tout le contraire de ce qui s'est fait ici. Qu'est-ce que cela voudrait dire, concrètement ? Toute consultation publique «devrait dorénavant être précédée par l'élaboration de documents d'information compréhensibles et suivie d'un rapport de consultation » Fini le charabia? Fini la démocratie du brocoli? Il nous faudra le voir pour le croire.

(1) On peut consulter l'avant-projet de loi sur le site du ministère.