On les appelle «les boules», mais on m'a bien avertie, il ne faut pas dire «les boules». Leur vrai nom d'artiste, c'est «sphères polaires». À la tombée du jour, elles s'illuminent et font tourner toutes les tuques, place des Festivals.

J'ai beau aimer cette ville comme je n'en aime aucune autre, je m'extasie rarement devant ce chantier échevelé qu'est le centre-ville de Montréal. Mais il faut bien le reconnaître: les soirs d'hiver, ces grands ballons lumineux sont magnifiques et me font presque oublier le reste. D'autant plus magnifiques que derrière eux, il y a une très belle histoire. Celle de huit Montréalais malmenés par la vie, ex-sans-abri ou démunis, à qui le Quartier des spectacles a offert une deuxième chance en faisant d'eux ses agents d'accueil.

J'ai eu le bonheur de rencontrer l'un de ces rescapés cette semaine. Il s'appelle Benoît Petel. Il a 25 ans, un sourire d'enfant timide et la feuille de route d'un héros anonyme. La nuit tombée, il répond fièrement aux questions des passants intrigués par ces sphères polaires.

Artiste dans l'âme, Benoît aimerait devenir pâtissier. Faire de la pâtisserie expérimentale, précise-t-il. Mais une série de malchances l'ont amené à frapper à la porte de Spectre de rue, un organisme communautaire qui vient surtout en aide à des gens aux prises avec des problèmes de toxicomanie, de prostitution, d'itinérance et de santé mentale. Là, on lui a proposé de participer au programme TAPAJ (Travail alternatif payé à la journée), qui permet à des jeunes vivant dans une grande précarité de se relever. Il a été embauché pour faire du nettoyage de ruelle.

Déterminé, il a franchi avec succès toutes les étapes du programme. Cela lui a permis de quitter l'aide sociale et de décrocher cet emploi d'agent d'accueil, place des Festivals.

Benoît adore ce travail, qui rejoint sa sensibilité artistique. Il est reconnaissant envers les gens du Quartier des spectacles qui lui ont fait confiance. «Ils auraient pu embaucher des professionnels qui font ce métier depuis longtemps. Mais ils ont décidé de prendre des gens qui ont de la difficulté dans la vie et qui ont la volonté de s'en sortir.»

L'une des beautés de la chose, c'est que l'on a vraiment réussi à faire sentir aux huit agents d'accueil que ce projet artistique au coeur de la ville était aussi, d'une certaine façon, le leur. «Notre première journée de formation, on a vu les boules en train de gonfler. Ce n'est pas notre projet. Mais c'est en partie notre projet, oui. On le voit grandir, on l'améliore tous ensemble. C'est ce que j'aime.»

Benoît et ses collègues forment désormais une famille. Joyeuse famille de naufragés qui se soutiennent pour atteindre le rivage. «On vient tous d'un même milieu. Différents et pareils en même temps. On a tous vécu des choses. On est passés par le même chemin. On a eu des grosses difficultés et on est en train de remonter.»

L'idée derrière ce projet innovateur est défendue par Damien Silès, de la Société de développement social de Ville-Marie. Son organisme à but non lucratif, né il y a deux ans, se décrit comme le premier «courtier en valeurs sociales» en Amérique du Nord. «Nous vendons aux entreprises la possibilité de faire un devoir de citoyen au centre-ville de Montréal», m'explique-t-il. Il s'agit essentiellement ici de tisser des liens entre des entreprises et des organismes de lutte contre la pauvreté.

Dans le cadre du projet auquel participe Benoît, le courtier social a ainsi permis de jumeler le Partenariat du Quartier des spectacles à trois organismes qui viennent en aide aux sans-abri et aux démunis (Spectre de rue, La Maison du Père et Le Sac à Dos). Le but: donner l'occasion à des accidentés de la vie de retourner sur le marché du travail au centre-ville et d'y regagner une certaine dignité.

Au centre-ville, plusieurs citoyens se plaignent de la présence des marginaux. Certains voudraient les voir disparaître. Ce projet a le mérite de s'attaquer à quelques mythes bien tenaces. «Voir ces gens qui travaillent change l'image des gens de la rue», souligne Richard Chrétien, directeur du Sac à Dos.

Les projets de réinsertion sociale n'ont rien de nouveau en soi. Mais ceux qui, comme dans le Quartier des spectacles, offrent des salaires intéressants sont rares, note-t-il. «Cela démontre une volonté de faire une place aux gens de la rue».

Benoît espère que sa précieuse expérience de travail pourra lui servir de tremplin. Il a déjà quelques diplômes d'études professionnelles en poche, dont un en restauration et un autre en techniques de scène. Il aimerait retourner aux études pour y parfaire ses connaissances en pâtisserie. Au détour d'une phrase, il me raconte que des problèmes de santé l'ont obligé récemment à remiser ses plans.

- Quel genre de problèmes? ai-je demandé, sans me douter de la réponse.

- Un cancer de l'estomac, a-t-il dit, comme si c'était un détail sans importance.

Les symptômes sont apparus il y a deux ans. Il s'est mis à cracher du sang. Il a été hospitalisé d'urgence. On lui a découvert une masse dans l'estomac. Le diagnostic est tombé. Huit mois de chimiothérapie. La masse a disparu. Il se croyait guéri. Mais en octobre dernier, il a recommencé à se sentir mal. Il a fallu faire de nouveaux traitements de chimio. Si tout va bien, dans trois semaines, les traitements devraient être terminés.

- Et tu trouves quand même la force d'aller travailler?

- Je ne vais quand même pas rester chez moi à me morfondre!»

Il s'est organisé pour pouvoir travailler coûte que coûte. Il subit sa chimio en début de semaine. Il sort de là nauséeux et épuisé. Mais comme il ne travaille pas avant le vendredi, il a le temps de récupérer, explique-t-il, sans en faire tout un plat.

Travailler lui fait le plus grand bien, dit-il. «Et puis je me dis qu'il y a pire que moi. Un enfant de 2 ans qui a la leucémie, c'est plus triste que moi. Moi, c'est triste d'une manière, mais je suis capable de passer par-dessus. J'ai réussi une fois. Je vais réussir une deuxième fois.»

J'ai été soufflée par la force tranquille de ce jeune homme au sourire timide. Ex-assisté social, bientôt ex-cancéreux et futur artiste pâtissier. Je lui ai souhaité bon courage. Le lendemain, je suis repassée devant la place des Festivals. Il y avait du vent. Il faisait froid. Les sphères lumineuses me sont apparues comme d'immenses lampions qui gonflent la ville d'espoir.

Pour joindre notre chroniqueuse: rima.elkouri@lapresse.ca