Un pasteur fou, moustachu et inconnu, sort sur la place publique pour proclamer des insanités. Il a eu une idée idiote qu'il croit géniale: il veut brûler le Coran le 11 septembre, soi-disant pour combattre l'islam radical. Personne ne l'écoute. Il ne représente presque personne. Son groupuscule ne compte qu'une poignée de fidèles.

L'affaire aurait pu s'arrêter là. Le pasteur floridien Terry Jones n'est ni le premier ni le dernier idiot de sa catégorie. En 2008, un autre pasteur d'une obscure église fondamentaliste baptiste du Kansas avait déjà eu la même idée. Il a mis le feu au Coran au coin d'une rue. Le geste a été filmé. Et puis? Et puis rien du tout. Les médias ont fait ce qu'il y avait de mieux à faire dans les circonstances: ils l'ont ignoré.

Mais les temps ont changé, semble-t-il. Neuf ans jour pour jour après la tragédie du 11 septembre, alors que la controverse autour de la construction d'une mosquée près de Ground Zero ravive les tensions, le pasteur Terry Jones a eu droit à un tout autre destin. Hier encore, il était un illustre inconnu, un ignorant au passé trouble qui crachait son discours islamophobe dans le vide. Aujourd'hui, il est une vedette médiatique qui a son mot à dire sur l'échiquier géopolitique mondial.

Ses menaces ont servi de prétexte à des émeutiers de Kaboul et de Jakarta. Il a réussi à unir contre lui Sarah Palin et Barack Obama. Il enchaîne par dizaines les entrevues sur toutes les grandes chaînes américaines. Il ment comme il respire. Il nourrit ce qu'il dit pourfendre. Le FBI est aux aguets. Le Pentagone l'a appelé chez lui pour le prier de ne pas passer à l'acte. Interpol a lancé une alerte mondiale, de peur que l'autodafé n'entraîne une vague de violence.

Terry Jones doit bien rire dans sa moustache. On le croyait fou, mais on peut bien se demander qui est le plus fou dans cette affaire: le pasteur intégriste ou les médias qui lui ont offert une tribune inespérée?

Si les grands médias ont certainement eu un rôle à jouer dans cette histoire, il serait bien sûr simpliste et injuste de leur en faire porter tout l'odieux. Ce serait oublier à quel point le web et les médias sociaux ont complètement transformé le monde de l'information. Aujourd'hui, un fou n'a plus besoin de la bénédiction de CNN pour répandre ses inepties. Une vidéo sur YouTube, une page Facebook ou un compte Twitter suffisent. Il n'y a sans doute pas plus de fous qu'autrefois, mais ils disposent de beaucoup plus de moyens pour se faire connaître et prospérer.

Dès le mois de juillet, avant même que les médias traditionnels ne s'y intéressent, le projet du pasteur Jones, appuyé par une page Facebook et une vidéo sur YouTube, avait déjà trouvé un écho sur le web. Petit à petit, aidé par le creux de l'actualité estivale qui pousse des journalistes à s'intéresser à des «non-événements», le projet du pasteur fou est devenu une affaire d'État, avec les conséquences que l'on sait.

Les grands médias se posent maintenant la question: si l'autodafé du pasteur Jones a lieu, on le couvre ou pas? De façon responsable, l'agence Associated Press s'est déjà engagée à ne pas distribuer les images où l'on verrait brûler des exemplaires du Coran. Mais au point où on en est, cela change-t-il vraiment quelque chose? Il suffit d'un téléphone cellulaire pour filmer une scène et l'envoyer se promener sur le web. Et on sait que la seule rumeur de l'autodafé, magnifiée par le tourbillon médiatique, a déjà provoqué de vives réactions dans le monde.

Dans ce contexte, la question n'est peut-être plus tant de savoir s'il faut en parler ou non, mais bien de quelle manière en parler. Comment rapporter la nouvelle (qui n'en est plus une) de façon responsable sans céder au chantage des fondamentalistes de part et d'autre? Comment en parler sans nourrir la haine et sans exagérer la portée symbolique du geste? Vaste défi. Car que le Coran brûle ou pas, c'est comme s'il avait déjà brûlé mille fois, au grand bonheur des fous de Dieu.