J'avais 20 ans. Je rentrais d'un séjour en Égypte, où j'avais travaillé dans un orphelinat. J'avais plein de beaux petits projets en tête (enrayer la pauvreté, sauver tous les enfants de la planète).

J'étudiais la philo et la littérature, j'espérais me faire embaucher dans une librairie avant de mettre de l'avant mon plan pour alphabétiser tous les enfants du monde. Mais voilà, malgré un CV que je croyais bien garni, seul le casse-croûte de l'hôpital a voulu de moi.

«On va commencer par un training. Prends ce torchon et suis-moi», m'a dit la patronne, petit bout de femme autoritaire.

J'ai mis mon tablier. J'ai recouvert mes cheveux d'un filet. Et je me suis mise au travail.

Il fallait tout faire et le faire vite. Essuyer les tables et les plateaux, laver la vaisselle, préparer les sandwichs, s'occuper de la caisse.

Ce devait être un week-end de formation mais, à l'heure du midi, la patronne a disparu, me laissant reine du casse-croûte. Vint alors ce monsieur qui m'a dit: «Je vais prendre une poutine.»

Il a dit «poutine» comme si ça allait de soi. J'étais aussi désemparée que s'il m'avait demandé de traduire «crotte de fromage» en russe. J'ai tenté de garder un air de travailleuse professionnelle de casse-croûte. Je n'allais quand même pas pousser l'exercice d'humiliation jusqu'à lui avouer que moi, fille d'immigrés au pays de la poutine, je n'avais jamais goûté à ce plat dont la sauce brune me semblait suspecte.

«Si c'est chimique, c'est pas bon», disait toujours mon père, bio avant l'heure.

C'est ainsi que je me suis retrouvée démunie, avec un filet sur la tête, à poser cette question d'inculte au pauvre client qui espérait manger une poutine: «La voulez-vous avec du fromage fondu?»

Il m'a lancé un regard perplexe. «Tu fais fondre le fromage dans ta poutine?

- Ben non... Ben oui... Ben, si vous voulez, je peux le faire fondre?»

Je ne sais pas au juste ce que j'ai servi à ce monsieur. Je pense qu'il ne l'a jamais su lui-même. Il a pris son plateau, est allé s'asseoir. Il a mangé ce plat non identifié nappé de sauce brune.

Après la fin de semaine de formation, la patronne ne m'a jamais rappelée. Ma carrière au casse-croûte venait de se terminer après exactement deux jours.

Le week-end suivant, j'ai voulu en avoir le coeur net. Je suis allée manger une poutine. J'ai trouvé ça aussi indigeste que je me l'imaginais. «Une crise cardiaque servie dans une assiette», a déjà écrit le journaliste Taras Grescoe. Je ne saurais mieux dire.