Des nouvelles de Zette? Non. Quand je lui ai parlé, Tetchena Bellange n'avait pas de nouvelles de sa tante Zette. Comme des milliers d'Haïtiens de la diaspora, la comédienne montréalaise attendait. Accrochée à son téléphone, accrochée à l'espoir.

Tôt hier matin, elle a envoyé un courriel, comme on envoie une bouteille à la mer. «Ma tante est allée voir son fils malade à Port-au-Prince il y a deux semaines, et nous sommes sans nouvelles d'elle jusqu'à présent.»

 

Et puis? Et puis, rien. Quand elle appelle chez Zette, à Delma, elle tombe sur une boîte vocale. «Le silence est cauchemardesque», me dit-elle.

Quand Port-au-Prince tremble, Montréal tremble aussi. Hier, la radio communautaire montréalo-haïtienne CPAM bourdonnait d'appels de gens inquiets, qui espéraient retrouver la trace de leurs proches. Les appels se suivaient et se ressemblaient. Un homme est sans nouvelles de son frère. Une jeune femme est inquiète pour sa mère... Mille inquiétudes qui tentaient, la voix enrouée, de défier la solitude et le silence. Mille inquiétudes et toujours ce même sentiment d'impuissance.

On rapporte des dizaines de milliers de morts. Le malheur s'est jeté sur Haïti avec une telle force qu'on ne peut même pas les compter. Sous les décombres, les cris des survivants. Et le silence des morts, plus assourdissant encore.

À la radio, ceux qui appelaient pour colporter des rumeurs funestes se faisaient rappeler à l'ordre, avec raison. «Quand vous parlez de la mort, ce n'est pas une fantaisie! C'est une nouvelle tragique! Vous ne pouvez pas annoncer la mort de n'importe qui en ondes.»

En écoutant tous ces gens évoquer la mort sur la pointe des pieds, j'ai pensé au Pays sans chapeau de Dany Laferrière. Le «pays sans chapeau», selon la métaphore haïtienne, c'est la mort. On n'y envoie pas les gens sans avertissement. Laferrière, qui a grandi avec sa grand-mère, a déjà raconté que, pour elle, personne n'est jamais mort, même les gens morts depuis très longtemps. Quelle que soit la cause de la mort, c'est toujours une histoire de diable. On dit que la personne a été «mangée». «Si vous visitez une famille en deuil, il arrive toujours un moment où quelqu'un vous prend à l'écart pour vous expliquer qu'il savait que cette personne allait mourir, qu'on le lui avait dit en rêve, et surtout qu'il sait qui l'a «mangée»», raconte l'auteur dans J'écris comme je vis (Lanctôt, 2000). Une façon comme une autre d'expliquer l'inexplicable.

Qui donc a mangé Haïti? Qui est cet ogre qui a avalé des milliers de vies d'un coup? Et pourquoi?

Même sans tremblement de terre, le sort de ce pays affamé était déjà tragique. Quatre-vingt pour cent de la population haïtienne vit sous le seuil de pauvreté de 2$ par jour. Quatre-vingt pour cent! Et plus de la moitié de la population vit dans un état de pauvreté extrême, c'est-à-dire avec moins de 1$ par jour. Moins de 1$! Malgré des progrès importants, le pays a encore les taux de mortalité infantile et maternelle les plus élevés de l'hémisphère nord.

Le tremblement de terre était prévisible, selon certains experts. Port-au-Prince est construit sur une grande faille, dit-on. Mais à voir l'ampleur de la catastrophe, à voir la tragédie de ce peuple au pays effondré, on réalise encore davantage qu'il n'y a pas que Port-au-Prince qui soit construit sur une faille. Notre planète tout entière est construite sur une faille. Une faille qui nous permet de tolérer que 20% de la population possède 80% des richesses du monde et que des milliers de personnes meurent ensevelies, faute de ressources adéquatement distribuées pour les sauver. Au-delà d'une certaine limite, la catastrophe n'est pas que naturelle.

«Tant qu'on n'a pas encore la tête tranchée, on peut garder espoir de porter un jour un chapeau», dit le proverbe haïtien. L'espoir, c'est tout ce qui reste. Espoir de solidarité. Espoir de justice. Espoir d'une accalmie au rayon des malheurs. C'est ce que je souhaite au peuple haïtien en deuil. L'espoir d'aspirer, malgré tout, à autre chose qu'au pays sans chapeau.

rima.elkouri@lapresse.ca