Si vous avez vu une belle grande fille en talons hauts traverser le pont Jacques-Cartier à pied en pleine heure de pointe, l'autre soir, c'était Anouk.

Que faisait-elle là? Elle rentrait chez elle, à Boucherville, après sa journée de travail, retrouver son fils de 2 ans, fiévreux.

 

Pourquoi à pied? Parce que de vaillants agents de la circulation du Service de police de la Ville de Montréal, au nom de la sécurité publique, ont jugé bon de faire remorquer la voiture de cette citoyenne, coupable d'être en retard de deux semaines dans le paiement de son immatriculation.

«Range-toi sur le côté!» a dit un policier à Anouk alors qu'elle roulait sur l'avenue Papineau vers le pont Jacques-Cartier. C'est là que des agents de la circulation du SPVM étaient postés avec leurs fameux lecteurs optiques de plaques, à l'essai depuis le 1er septembre dans le cadre d'un projet-pilote.

Anouk a obéi, se demandant quelle faute elle avait bien pu commettre. Elle a un dossier de conduite exemplaire, elle n'a jamais eu un seul point d'inaptitude. «On a décelé une irrégularité avec votre plaque», lui a dit le policier. «Vos papiers?» Anouk ne les avait pas. Elle qui avait eu une matinée complètement folle avait oublié son sac à la maison. Son fils de 2 ans s'était réveillé avec une fièvre de 40°. Impossible de l'envoyer à la garderie. Impossible de prendre congé. Dans l'urgence, il lui fallait trouver un plan B. Elle a fini par déposer son fils chez ses parents après avoir préparé ses affaires, pensé au toutou, à la couverture, au repas, aux médicaments... Et c'est ainsi que, l'enfant fiévreux sur une épaule et trois sacs sur l'autre, elle avait oublié son propre sac à main.

Anouk a eu une contravention de 438$ pour son immatriculation impayée. Le policier lui a ensuite demandé de donner sa clé au remorqueur... Au remorqueur? «Mais je n'ai pas mon sac à main, je n'ai même pas d'argent pour prendre le métro ou un taxi, je n'ai pas de cellulaire...» Le policier lui a prêté son téléphone. Incapable de joindre son amoureux, elle a appelé sa soeur en lui demandant de s'assurer que quelqu'un puisse venir la chercher au métro Longueuil.

C'est ainsi qu'Anouk s'est retrouvée en talons hauts sur le pont Jacques-Cartier, son sac à lunch sous le bras. Alors qu'elle tentait de se frayer un chemin au beau milieu de la circulation, un policier à pied a eu pitié d'elle et a demandé à des collègues, un peu réticents, de la conduire au métro. Elle est montée dans leur voiture. Ils l'ont déposée à la station Papineau. «Mais je dois aller au métro Longueuil...

- On ne peut pas te reconduire au métro Longueuil. On est la police de Montréal...

- Mais je n'ai pas d'argent pour prendre le métro!

- On ne peut pas faire plus pour toi.»

Les policiers ont laissé Anouk en talons hauts devant le métro Papineau. Furieuse, elle a marché du métro Papineau au métro Longueuil. Plus d'une heure de marche, entrecoupée d'une course le coeur battant quand elle s'est retrouvée, sous le pont, dans un passage où un homme louche la reluquait en l'interpellant.

Ce n'est que le lendemain, après avoir payé son immatriculation et fait authentifier la chose dans un poste de police, qu'Anouk a pu récupérer sa voiture à la fourrière. C'était chez Groupe Direct, à Pointe-aux-Trembles, qui reçoit presque trois fois plus de véhicules depuis la mise en place du projet-pilote. Coût du remorquage: 100$, auxquels il faut ajouter 20$ pour chaque journée de remisage.

Ce qu'on ne crie pas sur tous les toits, c'est que le policier n'est pas obligé de saisir le véhicule dans un cas comme celui-là. Il s'agit d'un pouvoir discrétionnaire. C'est au policier d'exercer son jugement. Mais pour l'exercer, encore faut-il en avoir.

N'est-il pas abusif de saisir la voiture d'une mère de famille qui n'a rien d'une délinquante, qui rentre chez elle après le travail et dont le seul «crime» est d'être en retard de deux semaines dans un paiement? «Non!» m'a répondu sans hésiter la commandante Marianne Rivest, responsable du projet-pilote de reconnaissance des plaques d'immatriculation. «Le policier ne fait qu'appliquer le règlement.»

La loi dit que le policier peut saisir le véhicule, m'explique la commandante. «Et la loi n'a pas changé avec le nouveau projet.»

Le nouveau système est-il mis en place dans une optique de sécurité publique ou pour renflouer les coffres de la Ville? «Non, c'est clairement dans une optique de sécurité publique», assure-t-elle.

Où est la logique? Empêcher des récidivistes de l'alcool au volant ou des délinquants de prendre la route, c'est une chose tout à fait louable. Tant mieux si le nouveau système permet d'arrêter plus facilement des criminels en voiture. Mais en quoi une personne qui est en retard de 14 jours dans le paiement de son immatriculation constitue-t-elle un danger public? Est-ce à ce point grave qu'il faille saisir le véhicule? «Le Code de sécurité routière dit que les gens doivent payer leur immatriculation pour avoir le droit de circuler», me répond sans broncher la commandante Rivest. Elle me dirige vers l'inspecteur-chef Stéphane Lemieux, responsable de la division de la sécurité routière, qui me sert le même discours. C'est au nom de la sécurité routière que les policiers agissent ainsi. «Je ne peux pas reconnaître qu'il y a eu ici un manque de jugement.»

L'histoire d'Anouk ne semble pas être un cas isolé. J'ai vu samedi après-midi, à l'entrée du pont, une femme et deux jeunes enfants sortir de leur voiture qu'on s'apprêtait à faire remorquer. À la fourrière Groupe Direct, le directeur, Mathieu Gervais, me dit que la moitié des voitures remisées dans le cadre du projet-pilote le sont pour des droits d'immatriculation impayés.

Le fait que les agents de la circulation ont des «quotas» à respecter est un secret de Polichinelle, même si le SPVM le nie. Des policiers de la circulation, appliquant le règlement au pied de la lettre, se font d'ailleurs une fierté de distribuer le plus de constats possible, ce qui ternit l'image de ceux qui prennent leur travail à coeur. «Il y a même des concours de celui qui en fait le plus remorquer», me disent différentes sources policières. «Ces gars-là ne reconnaîtraient même pas leur mère.»

Bref, la «sécurité publique» des uns est l'abus de pouvoir des autres.