Grand spécialiste de la laïcité, Jean Baubérot croit que le Québec pourrait donner des leçons à la France. Professeur émérite de la chaire d'histoire et sociologie de la laïcité à l'École pratique des hautes études de la Sorbonne, il vient de publier Une laïcité interculturelle. Le Québec, avenir de la France? (éditions de l'Aube), où il fait son propre bilan de la commission Bouchard-Taylor. Notre chroniqueuse Rima Elkouri l'a rencontré.

Q En matière de laïcité, on a tendance, au Québec, à voir la France comme un modèle. Alors que vous, vous nous dites au contraire que le modèle, ce serait le Québec...

R La France a réussi historiquement des choses formidables. La déclaration de 1789, la loi de séparation des Églises et de l'État en 1905. Ce sont des moments marquants de son histoire. Mais aujourd'hui, le Québec est en avance sur la France à bien des égards. Dans le rapport Bouchard-Taylor, il y a beaucoup de choses dont la France peut s'inspirer, comme la perspective de l'interculturalisme. En France, on fait comme si l'alternative était entre l'universalisme abstrait d'un côté et le communautarisme de l'autre. L'interculturalisme, lié à une laïcité qui n'est pas rigide, est un instrument pour dépasser cette alternative.

Q Vous parlez d'une «laïcité interculturelle» qui est en train de se construire par tâtonnements au Québec. Comment pourrait-on en définir les bases?

R Pour moi, la laïcité, c'est la neutralité arbitrale de l'État, qui doit garantir la liberté de tous, à la fois la liberté de s'engager et la liberté de se désengager et de quitter la religion. Le politique est neutre devant les religions, pas dans le sens de passif, mais comme un arbitre. On peut comparer cela à un match de football - même si c'est un peu plus compliqué, parce qu'il n'y a pas que deux camps dans la société. Dans un match, il y a les joueurs et il y a l'arbitre. L'arbitre court sur le terrain tout autant que les joueurs, se fatigue autant qu'eux, mais il n'a pas du tout le même rôle. Il ne va pas marquer le but, il ne va pas empêcher le but de se faire marquer. Il va veiller à ce que les règles du jeu soient respectées.

Q Vous étiez membre dissident de la commission Stasi (instaurée par Jacques Chirac en 2003 pour réfléchir au principe de laïcité). Vous étiez contre l'interdiction du port de signes religieux ostensibles. Pourquoi?

R Il faut savoir que la situation antérieure à la loi n'était pas une permissivité absolue des signes religieux et notamment du foulard. Ce qui était permis par l'avis du conseil d'État, c'était ce qu'on appelait un foulard «discret». La jeune fille pouvait porter le foulard, mais il était clair qu'elle ne devait pas faire de prosélytisme à l'école. Si une jeune fille se plaignait qu'il y avait des pressions sur elle, le foulard devenait prosélyte et était interdit.

Q Il y avait donc des balises?

R Oui. Des balises qui se fondaient sur les comportements des jeunes filles. Ce n'était pas le signe religieux qui était visé, c'était la manière de le porter. Je pense que c'est plus démocratique de juger les comportements que les tenues - même si je suis d'accord pour dire qu'il y a des fois où les tenues rendent la participation à la vie sociale difficile, et là, les institutions ont le droit de mettre des limites (comme pour la burqa).

Q Ici, la question du voile reste irrésolue. Des voix s'élèvent à ce sujet contre Gérard Bouchard et Charles Taylor. On leur reproche, comme on vous l'a déjà reproché, de fermer les yeux sur le fait que le voile puisse être un symbole de soumission à l'islam politique. Que répondez-vous à ces critiques?

R Je crois que Bouchard et Taylor ne sont pas naïfs. Ils savent très bien effectivement que, dans certains cas, le voile est un signe politique. Et chaque fois que le voile est imposé aux femmes, comme en Iran, c'est effectivement un signe d'oppression politique. Mais moi, ce que je récuse, c'est ce que j'appelle la pire interprétation automatique. C'est-à-dire figer les gens dans la pire interprétation défavorable.

Q Est-ce que le nombre d'inscriptions de jeunes filles voilées à l'école privée a augmenté après l'entrée en vigueur de la loi interdisant les signes religieux ostensibles?

R Ce qui s'est passé, c'est que des filles ne sont plus allées à l'école après l'âge de 16 ans. Il y a eu des négociations pour faire de l'enseignement à distance pour des jeunes filles voilées, alors que normalement c'est pour des gens malades qui ne peuvent pas aller à l'école. Il y a des jeunes filles qui sont allées dans des lycées catholiques, là où le voile est toléré. Et il y a eu un processus de création d'écoles privées musulmanes, de collectes dans la communauté. Au bout de cinq ans, l'une d'entre elles a déjà été reconnue par l'État et est sous contrat (subventionnée à 80%).

L'interdiction de la kippa a aussi fait en sorte que beaucoup de jeunes juifs qui étaient à l'école publique sont passés à l'école privée juive. Pour moi, c'est une loi qui a favorisé la fragmentation de la collectivité, qui a eu des effets contre-productifs.

Q C'est en ce sens que vous dites qu'une laïcité rigide peut aboutir en fin de compte à moins de laïcité?

R Exactement. Moi, personnellement, j'estime que la liberté de l'enseignement est une liberté démocratique. Mais qu'un militantisme laïque favorise les écoles privées confessionnelles, ça me paraît paradoxal. Et ça, personne ne veut en parler en France.

Q Vous mettez en opposition dans votre livre la «laïcité roseau», qui serait celle du Québec, et la «laïcité chêne». Qu'entendez-vous par là?

R Une laïcité chêne, ça impressionne. On se dit: «Quelle bonne laïcité!» Et puis, la mondialisation, les défis du XXIe siècle font qu'il y a des tempêtes et que le chêne va être déraciné. Alors qu'une laïcité roseau, bien sûr qu'elle est beaucoup moins impressionnante, bien sûr qu'elle fera beaucoup moins parler d'elle, mais au bout du compte, elle sera résistante et la tempête ne l'abattra pas.

Q La France a adopté la stratégie du chêne?

R La France a officiellement adopté la stratégie du chêne. Il y a un discours de laïcité chêne. Mais elle essaie malgré tout la stratégie du roseau parce qu'elle voit bien que celle du chêne ne marche pas. Du coup, c'est une stratégie dangereuse, car on n'ose pas dire ce que l'on fait et on ne fait plus ce que l'on dit.