Est-il normal qu'un passant qui traverse la rue pour aller s'acheter un lunch au centre-ville soit arrêté pour attroupement illégal, menotté, fouillé et traité comme un voyou? Aussi absurde que cela puisse paraître, c'est exactement ce qui est arrivé à M. Tremblay, dimanche après-midi.

Que faisait donc M. Tremblay dimanche? Ce professionnel dans la quarantaine a tout simplement eu l'idée de profiter du soleil généreux de l'après-midi. Il s'est dit que cela lui ferait du bien d'aller se promener au centre-ville. Il marchait d'un pas léger quand il a eu envie d'aller au complexe Desjardins pour prendre une bouchée. Mal lui en prit.

 

Au moment où il a voulu traverser la rue, M. Tremblay ne savait pas encore que le centre-ville avait été pris d'assaut par une manifestation contre la brutalité policière qui avait dérapé. Les manifestations, ce n'est pas vraiment son genre, lui qui n'a jamais participé à une manif de sa vie.

Arrivé devant la Place des Arts, M. Tremblay a bien vu qu'il y avait là beaucoup de gens et qu'il s'y passait quelque chose d'étrange. Mais il ne se doutait pas un instant que sa petite balade improvisée au centre-ville allait être à ce point périlleuse. Il ne se doutait pas qu'il allait être pris en souricière, arrêté, menotté pendant des heures, traité comme un moins que rien et renvoyé chez lui peu avant minuit un constat d'infraction en poche. Il ne se doutait pas qu'il allait y perdre sa dignité.

C'est un homme au bord des larmes, à la voix timide et brisée et aux poignets lacérés qui m'a raconté son histoire hier. Un homme en état de choc, qui n'avait pas dormi de la nuit, incapable de comprendre comment une simple promenade au soleil a pu se transformer en un tel supplice. Un homme qui a tout simplement eu le malheur de se retrouver au mauvais endroit, au mauvais moment.

D'ailleurs, M. Tremblay ne s'appelle pas M. Tremblay. Il est si traumatisé par la façon dont il a été traité par les policiers qu'il a même peur de dévoiler publiquement son nom, lui qui n'a pourtant rien à se reprocher. C'était la première fois de sa vie qu'il était arrêté par la police. Ébranlé, il a appelé à La Presse après avoir lu que ma collègue Michèle Ouimet avait été elle aussi arrêtée sans raison par les policiers. «Je ne sais pas quoi faire» a-t-il dit, découragé, de sa voix douce et posée. «Je ne sais pas quoi faire.»

Comment s'est-il retrouvé là? Il aimerait bien le savoir lui-même. Il ne comprend pas. Quand il a été encerclé par les policiers, pris au milieu d'une foule de jeunes manifestants, il leur a dit tout bonnement qu'il ne faisait pas partie de la manif. «Recule!» lui a-t-on dit. Il a obéi. «J'essayais de comprendre. J'écoutais. Je ne voulais pas trop parler au policier devant moi, de peur qu'il se fâche», dit-il, la voix toujours timide.

M. Tremblay a demandé aux policiers ce qui allait se passer. On lui a dit qu'on allait les emmener en autobus et leur donner un constat d'infraction. Il a ainsi été emmené dans le centre de détention temporaire aménagé dans le stationnement de la cour municipale. II a été fouillé. On a vidé ses poches, vérifié ses pièces d'identité. «T'as pas l'air d'un manifestant», lui a dit un policier. Il a été menotté, les mains dans le dos. «J'avais le sang coupé dans les mains. Comme j'ai un problème à l'épaule, j'ai demandé de défaire les menottes et de les mettre devant. On m'a dit non.»

M. Tremblay est resté là durant des heures, menotté, sans pouvoir bouger, à attendre son sort. Il n'osait pas se mêler aux jeunes qui étaient détenus à ses côtés, de peur qu'on le soupçonne d'être complice des manifestants. La nuit était déjà tombée quand un autobus l'a déposé au métro Rosemont, avec un petit groupe de détenus libérés. C'est finalement à 23h30 qu'il est rentré chez lui, défait, épuisé, incrédule.

Hier, d'autres citoyens ordinaires, qui n'avaient rien à se reprocher, ont fait des témoignages qui allaient dans le même sens que celui de M. Tremblay. «On nous traitait dès le départ comme des coupables», disait hier Jasmin Lavoie, étudiant en sciences politiques qui s'est retrouvé lui aussi au mauvais endroit, au mauvais moment et a subi le même sort que M. Tremblay. «Je n'avais rien fait. Je n'ai pas tiré de roches ou de briques! Ce n'est pas dans mes valeurs.» L'étudiant est prêt à condamner sans hésiter le vandalisme et les débordements violents de cette manifestation. Mais cela ne justifie pas une telle répression policière et un tel mépris, plaide-t-il.

La police avait-elle raison d'agir ainsi? Avait-elle raison de menotter pendant des heures des innocents et de les traiter comme des criminels? Le porte-parole de la police, Ian Lafrenière, me répond qu'il n'est jamais agréable de se faire menotter. «Le but, c'est de contraindre les gens. (...) Non, on n'a pas de menottes avec du minou.»

Des «menottes avec du minou», non, d'accord. Mais des policiers avec plus de discernement, est-ce trop demander?