«J'ai vu Marc Lépine entrer dans ma classe. Il nous a mis dehors, moi et mes étudiants garçons. Il a tué mes étudiantes. Elles avaient l'âge de ma fille.»

La voix brisée, le professeur Adrian Cernea répète cette phrase comme s'il était encore sous le choc. Comme si, 20 ans après avoir été témoin de l'horreur à l'École polytechnique, il n'arrivait toujours pas à y croire. Le temps n'a effacé ni sa douleur ni son indignation devant le tueur qui a osé interrompre son cours, interrompre sa vie et surtout interrompre à tout jamais celle de 14 jeunes femmes. Le regard courroucé derrière ses grandes lunettes brunes, il appuie sur chaque mot, comme pour l'extirper péniblement de sa mémoire. Et quand il dit «mes étudiantes», il pose les mains sur sa poitrine comme s'il cherchait à les serrer dans ses bras.

 

Le professeur de génie mécanique à la retraite a lui-même demandé à me rencontrer. Il venait de lire ma chronique sur le film Polytechnique. Au téléphone, je sentais l'émotion dans sa voix. L'envie de rendre hommage aux victimes de la tragédie. «J'ai vu Marc Lépine entrer dans ma classe. J'ai beaucoup pensé à ce qui s'est passé. J'aimerais vous en parler.»

Adrian Cernea a 87 ans. Il habite à deux pas de l'École polytechnique, où il a enseigné jusqu'à sa retraite, en 1995. Son petit appartement croule sous les livres de thermodynamique, les récits de la Deuxième Guerre mondiale et les photos de sa fille, Sally. «Elle travaille à Zurich maintenant. Elle a un poste important», dit-il, le regard fier.

Sur le mur à l'entrée de son appartement, une affichette beige où on lit «Poly 1989. Témoin de l'horreur». C'est le titre d'un livre que le professeur Cernea a écrit en 1999, dans l'espoir de régler ses comptes avec la tragédie. «J'ai écrit le livre avec une douleur au coeur. Pourquoi tuer les filles? J'étais obsédé par ça.»

D'autant plus obsédé que, pour cet homme qui n'a pas eu la vie facile, rien ne semble plus sacré que le bonheur de sa fille unique. La femme d'Adrian Cernea est morte à la naissance de leur enfant en Roumanie. Le même jour, il s'est retrouvé veuf et père, touchant à la vie et à la mort en même temps. «J'étais seul avec un enfant d'un jour dans les bras. C'est elle qui m'a donné la force de vivre. J'ai vécu pour elle. Mais elle a bâti elle-même sa vie. J'en suis fier.» En disant cela, il pose sa main droite sur son coeur.

Adrian Cernea me raconte que, au lendemain de la tragédie de Polytechnique, sa fille l'a accompagné à la rencontre organisée avec un psychologue et des étudiants. Il y avait là des gars démolis par la douleur, qui pleuraient toutes les larmes de leur corps. L'un d'entre eux s'est suicidé après quelques mois. Ils disaient: «Elles étaient meilleures que nous.» Ils disaient: «Pourquoi elles et pas nous?»

L'horreur, Adrian Cernea connaissait, lui qui est né à Iasi, ancienne capitale de Moldavie. Sa ville natale était située tout près de la ligne de front russo-allemande durant la Deuxième Guerre mondiale. Son père, tailleur de métier, a survécu au pogrom de Iasi, le plus violent de l'histoire roumaine. Jeune adulte, Adrian Cernea a vu des proches et des amis emportés par la guerre. Sa propre maison a été bombardée. Il a vu l'horreur signée Hitler. Il a vu l'horreur signée Staline. «Deux gars affreux, chacun dans son style», dit-il.

Adrian Cernea a vu tout ça. Il a survécu à tout ça. Ce qui n'atténue en rien les serrements de coeur et le poids qui s'est abattu sur ses épaules ce jour funeste où Marc Lépine, cette «nullité prétentieuse», comme il dit, est entré dans sa classe une arme à la main. «Je lui ai demandé ce qu'il faisait dans ma classe. Il a tiré au plafond. Une poutre en béton est tombée. Il nous a mis dehors, moi et mes étudiants garçons. Il a tué mes étudiantes», répète-t-il. «Pourquoi tuer des filles? Parce qu'elles étaient brillantes? Pourquoi leur a-t-on pris le droit de vivre? D'avoir une famille? D'avoir des enfants? Pourquoi?»

Voilà près de 20 ans que le professeur Cernea se pose la question sans pouvoir y répondre. Jusqu'à s'en rendre malade. «Après le massacre, je me sentais mal, mal, mal. Je souffrais énormément. J'étais affligé. Deux ans plus tard, j'ai eu une opération au coeur.» Dans son livre, il parle d'une profonde tristesse qui ne l'a jamais quitté. Il parle aussi de son sentiment de culpabilité et de la difficulté d'affronter les accusations injustes de lâcheté lancées aux survivants.

La douleur et la culpabilité sont-elles aussi vives aujourd'hui? Un long silence précède la réponse. Le scientifique en lui préfère éviter les épanchements. «Avec le temps, les choses s'amoindrissent», a-t-il fini par dire, en sortant un stylo. Il a dessiné un tableau, avec une courbe qui descend doucement. Il m'a tendu le bout de papier. «Voilà. C'est l'expression mathématique d'un sentiment», a-t-il lancé en souriant.

Adrian Cernea dit avoir besoin de parler de la tragédie pour s'en libérer. Mais il ne sait pas encore s'il ira voir le film Polytechnique, qui a pris l'affiche hier. Il ne sort pas l'hiver. Un côté de lui a très envie de le voir. Un autre croit qu'il vaudrait peut-être mieux garder son coeur en hiver plutôt que risquer de raviver le traumatisme qu'il a vécu.

Il se rappelle avec tendresse la fois où, des années après la tragédie, alors qu'il jouait au bridge dans un club québécois en Floride, il a senti quelqu'un se pencher vers son épaule et l'embrasser. Il s'est retourné et a reconnu la mère d'une de ses anciennes étudiantes qui avait été blessée durant le massacre. Il était allé lui rendre visite à l'hôpital. Il avait été heureux et ému d'apprendre qu'elle s'en était remise, qu'elle avait des enfants et travaillait comme ingénieure.

Quoi qu'il arrive, il faut continuer à vivre, à survivre, à affronter le bien, le mal, le hasard, souffle-t-il, une lueur dans le regard. «Il ne faut pas abandonner la vie. Jamais.»