«Le vieux ne nous impressionne pas; le vieux nous rebute. Je n'ai jamais vu une société aussi tordue que la nôtre. Nous ne sommes pas capables de regarder un vieux en face. Nous avons acquis un discours fabuleux qui dit: aujourd'hui, nous ne sommes plus vieux, ça n'existe plus. Et si on devient vieux, c'est notre faute.»

Ce sont là les paroles de l'anthropologue Serge Bouchard en entrevue avec ma collègue Émilie Côté. Sages et troublantes réflexions d'un homme de 61 ans qui décortique le discours dominant sur la vieillesse.

 

Il y a en effet quelque chose de profondément tordu dans ce rapport à la vieillesse que dénonce l'anthropologue. Car qu'est-ce qu'un vieux, sinon quelqu'un qui a vécu longtemps? Comment a-t-on pu en arriver à voir dans la vieillesse un état anormal ou méprisable? Pourquoi ce besoin d'abolir la vieillesse alors que nous y sommes tous condamnés?

«Vieillir est un naufrage», rappelle avec lucidité Serge Bouchard. Et personne n'a envie d'être un naufragé, ça va de soi. D'où ce fantasme d'échapper à l'âge par des moyens superficiels, en achetant de la jeunesse en crème ou en courant chez le chirurgien. D'où cette envie de saboter le sablier et de mentir à la vie.

On vieillit comme on a vécu. On ne se réveille pas vieux un beau matin. Et parfois la vie nous donne très jeunes des coups de vieux.

J'entends ma mère, qui a 64 ans, me dire que vieillir, quoi qu'on en dise, c'est formidable. «Ah! bon... Tu te considères comme vieille?

- Non!»

Mais alors? Elle ne fait pas l'éloge du naufrage, bien sûr. Ce qui est formidable, à ses yeux, c'est d'avoir la chance de vieillir sans se sentir vieille. Vieillir sans être malade, sans perdre la mémoire, sans être figée par la peur. Voir passer les saisons de la vie. Avoir encore envie d'apprendre et de se remettre en question. Avoir le luxe de changer de rythme dans un monde qui ne valorise que la course folle. Prendre le temps de vivre, avoir mille projets, se sentir utile, voir grandir de près ses petits-enfants. Une menotte potelée au creux d'une main ridée, voilà qui donne du sens à la vie et au temps qui passe.

Vieillir dans le déni du naufrage, alors? Non. Le déni, ce n'est pas ça. Le déni, ce n'est pas vivre intensément. Le déni, c'est tomber dans cette pathétique obsession de la jeunesse éternelle, dans le besoin frénétique d'effacer les traces du temps, de faire disparaître ses rides, d'essayer de se faire croire que l'on a toujours 22 ans et que c'est toujours le printemps.

Ma mère, qui a grandi dans la même maison que sa grand-mère, qui l'a vue vieillir et mourir sous son toit, me raconte qu'elle a été marquée par cette expérience. Pour elle, la vieillesse et la mort ne sont ni des pays étrangers ni des territoires hantés. Ça fait partie des meubles, du cycle normal de la vie.

Je ne crois pas avoir hérité de sa sérénité orientale devant le temps qui passe. Mais je me surprends parfois, en croisant des gens que le poids des années rend encore plus émouvants, à envier ces vieux qui portent leur vieillesse avec grâce. Ces vieux qui ne sont finalement pas si vieux parce qu'ils n'ont surtout pas peur de l'être.