Deux nouvelles chansons de Noir Désir? Ah! bon? Je me suis précipitée sur le site internet comme une assoiffée, comme une veuve qui reverrait au loin celui qu'elle croyait mort. Et puis? Et puis le désir s'est vite mué en malaise.

Je n'écoute plus Noir Désir depuis ce jour triste de l'été 2003 où Bertrand Cantat a frappé à mort Marie Trintignant. Je n'écoute plus, même si j'aime encore. Du jour au lendemain, moi qui avais toujours aimé la poésie noire de Cantat, j'ai eu l'impression d'avoir été trahie. Du jour au lendemain, le chanteur engagé et charismatique était devenu un assassin qui ne m'inspirait plus que malaise et déception.

 

Je sais, je sais, de grands artistes peuvent aussi faire des choses minables et des gens minables peuvent produire de grandes oeuvres. Je sais, il faut savoir séparer la vie et l'oeuvre d'un artiste. Je sais, dans la tête et le coeur des gens, les frontières entre le meilleur et le pire sont plus floues que l'on n'aime le croire. Mais à chaud, comme ça, au lendemain d'un meurtre, je suis incapable de regarder au-dessus de la tête du tueur, comme si de rien n'était. Je suis incapable de séparer sa vie de son oeuvre, surtout quand son oeuvre est si intimement liée à la vie.

Le temps a passé. Par la force des choses, Noir Désir a été rayé de ma discographie. Je ne sais plus où j'ai mis mes vieux vinyles et mes cassettes. J'ai largué mes disques compacts aussi. Et nulle trace de la belle voix éraillée de Cantat sur mon iPod. Le groupe français mythique, que je suis depuis l'adolescence, n'a pas passé le cap de la révolution numérique avec moi.

Cela dit, loin de moi l'idée de boycotter Noir Désir. Ça n'avait rien d'une décision rationnelle. C'était plus viscéral. Je ne pouvais tout simplement plus écouter les chansons de Cantat sans penser au cadavre dans la pièce d'à côté.

Mais le temps a encore passé. Bertrand Cantat est sorti de prison l'an dernier. Et hier matin, la fan en moi n'a pu résister à la tentation. Quand j'ai su que Noir Désir, animé d'un sentiment d'urgence, offrait deux nouvelles chansons sur son site internet, je suis vite allée voir.

La première chanson, Gagnants/Perdants a été enregistrée, lit-on, «en réaction au contexte actuel, politique et humain dans toute l'acceptation du terme». La seconde est une reprise de la chanson emblématique de la gauche française Le temps des cerises.

J'ai donc écouté, fébrile. Et puis? Un seul mot: malaise. Que Noir Désir, après cinq ans de mutisme forcé, ait voulu renouer avec la musique, tant mieux. Ce qui me gêne, c'est le ton, c'est le propos équivoque dans la chanson Gagnants/Perdants. On y entend un Bertrand Cantat débarquer en donneur de leçons. «Tous ces beaux jeux inventés pour passer devant les premiers/Pour que chacun soit écrasé s'il refuse encore de plier/Les dégâts, les excès, ils vont vous les faire payer», chante-t-il, la voix plus écorchée que jamais. Il s'en prend aux «esclaves et aux cons qui n'auront pas su dire non». Il dénonce les «chiens» qui nous surveillent.

On comprendra que Bertrand Cantat est dans une situation absolument intenable. Je n'aimerais pas être dans sa tête. S'il fait une chanson sur sa souffrance et sa descente aux enfers, on dira que c'est un affront à la famille de la victime. S'il fait une chanson d'amour, on dira qu'il banalise la tragédie. S'il fait une chanson de repentir, à la mémoire de la femme qu'il a tuée, on dira qu'il tente de récupérer le drame. S'il fait une chanson politique, on dira comme moi que l'assassin qu'il est, est bien mal placé pour parler.

Alors quoi? Peut-on redevenir un artiste libre après avoir été un assassin? On a l'impression que Cantat répond à cette question quand il chante furieusement: «J'aimerai toujours le temps des cerises. C'est de ce temps-là que je garde au coeur une plaie ouverte. Et Dame Fortune en m'étant offerte ne saura jamais calmer ma douleur.»