L'image me hante. Une fillette de 3 ans, belle à croquer avec ses petites tresses et son regard angélique, qui dit de sa voix douce: «Je veux maman.» Autour d'elle, des yeux rougis, des larmes étouffées, un silence lourd. Comment dire à une enfant de 3 ans que sa maman ne reviendra pas, ne reviendra plus?

Sa maman s'appelle Soki Syayighosola. Elle est morte samedi dernier d'une hémorragie interne liée à une fausse couche. Elle n'avait que 27 ans. Elle laisse dans le deuil son mari, Talent Bin Hangi, et six enfants âgés de 3 à 17 ans.

 

Dans le cadre d'un reportage sur l'immigration en février, je vous avais raconté l'histoire de Soki et de son mari, Talent, militant des droits de l'homme au Congo, qui a survécu à la torture et à des tentatives d'assassinat. Une histoire de héros poussés à l'exil qui tentaient avec courage et dignité de recommencer leur vie à Montréal.

Infirmière de formation, Soki espérait pouvoir devenir aide-infirmière ici. Pour y arriver, elle devait d'abord suivre des cours de français et d'anglais. Avec six enfants à nourrir et un mari qui travaille de longues heures, ce n'était pas si simple. L'été, elle et Jeanne-d'Arc, sa fille aînée adoptée, s'éreintaient comme cueilleuses sur des fermes dans des conditions difficiles. Soki se disait que, dans cinq ans tout au plus, tout irait pour le mieux.

Je la revois, épuisée et souriante, rentrant de son cours un soir de février. «C'est un pays pour les femmes, ici», disait-elle à son mari. Elle espérait un jour subvenir elle-même aux besoins de la famille. Dans son logement trop petit et trop cher, en attendant de trouver un HLM, Soki rêvait d'une maison chaleureuse où elle verrait grandir ses enfants.

L'histoire de Talent et de Soki avait touché bien des lecteurs, qui avaient proposé de leur venir en aide. Mais Soki ne voulait déranger personne. «Dans notre culture, il ne faut jamais afficher sa souffrance, dit Talent. Même celui qui a une blessure au pied s'efforce de marcher droit.» Profondément chrétiens, Talent et Soki vivaient ainsi. Talent, qui rêvait de devenir avocat, avait mis de côté ses ambitions pour travailler d'arrache-pied dans le fin fond de la forêt au Lac-Saint-Jean, au nord de Dolbeau, à faire du débroussaillage. Il était là-bas, à plus de six heures de route de Montréal, quand Soki l'a appelé dans la nuit de ce vendredi rouge sang. Elle avait appelé l'ambulance dans l'après-midi. Elle était à l'hôpital. Elle qui ne se plaignait jamais lui a dit: «Viens, Talent, ça ne va pas.»

«Tout va bien aller, tout va bien aller. Ne pleure pas.» Talent, inconsolable, répète ces mots que Soki lui a dits avant que tout se mette à dérailler samedi à l'aube, avant qu'elle ne meure au bout de son sang. «Tout va bien aller, tout va bien aller.» Comme si, jusqu'au bout, elle s'était efforcée de marcher droit, de ne déranger personne.

Talent est assis dans l'obscurité de son salon, le sac à main de Soki à ses pieds. Une photo d'elle le jour de son mariage trône au-dessus de la télé. Il raconte en retenant ses larmes que la prof de français de sa femme, inquiète de ne pas la voir, a appelé à la maison. «Est-ce que Soki va venir à son cours aujourd'hui?»

Les funérailles de Soki ont lieu aujourd'hui à 13h, à l'église Saint-Laurent. On y rappellera des souvenirs heureux, ces jours où ça sentait l'espoir, le poisson frit et le plantain. Comme cette veillée du Nouvel An chez les amis Laurent et Louise, en Estrie. «Leurs six enfants sont allés dehors avec les nôtres pour savourer des guimauves grillées sur un brasero. Émerveillements! À l'intérieur, Soki avait ouvert le foyer: elle plaçait à main nue des patates dans les bûches - et les reprenait vite, «parce que si tu ne te dépêches pas, un autre va te les prendre», disait-elle dans un sourire, en racontant comment on fêtait le Nouvel An au Congo.»

On se souviendra de la douce et belle Soki dansant dans les bras de Talent le jour de la première communion de leurs deux garçons. «Le couple dansait yeux dans les yeux, plein d'admiration l'un pour l'autre et confiant en l'avenir», raconte Anne-Marie Yvon, réalisatrice à Radio-Canada International (que Talent écoutait au Congo), qui avait assisté à la fête au mois d'avril. «J'ai mis cette séquence à pause pour toujours dans ma mémoire».

On se souviendra de Soki comme d'une «maman courage». «Soki était pour Talent son pilier, sa motivation à ne pas se décourager même quand c'est difficile d'être immigré et qu'il faut tout recommencer à zéro, note leur ami Guy Bérubé. Il comptait sur elle et il l'aimait intensément. Souhaitons que Soki soutienne toute sa famille de là-haut, au paradis, et que les enfants trouvent en Talent le même papa courage.»

On se souviendra de sa bonne humeur, même dans les moments difficiles, de sa manière de sourire, de sa voix douce où perçaient quand même du courage et de la détermination, souligne le professeur et écrivain Pierre Nepveu, qui s'était lié d'amitié avec la famille après que Talent eut suivi son cours de poésie québécoise. «On ne pouvait pas ne pas l'aimer et ne pas admirer sa force tranquille, sans colère, sans agressivité. Et pourtant, elle aurait eu bien des raisons de s'indigner. Et on le sait maintenant, son sourire cachait bien du stress et bien des souffrances...»

Maman courage, on vous salue.

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