C'était à la sortie de l'épingle sur le circuit Gilles-Villeneuve. La Ferrari de Jean Alesi était plus lourde en essence que la voiture d'Ayrton Senna. Alesi savait qu'à la sortie de l'épingle, Senna tenterait de le doubler. Il fallait être sportif, mais il fallait aussi se battre pour conserver sa position.

«À l'époque, à la sortie de l'épingle vers les tribunes, il y avait encore ce grand «s» qui était dangereux. Senna et moi avons sorti de l'épingle à égalité. Je savais qu'il tenterait le dépassement, Ayrton savait que je me battrais. À un moment donné, sa roue s'est retrouvée comme encastrée entre mes roues avant et arrière. On fonçait à toute vitesse dans la ligne droite. Je me disais: «Jean, si tu ralentis, il grimpe sur ta roue et il se tue.» Je pouvais voir Ayrton, il était à quelques pas de moi. Et je savais qu'il se disait que s'il ralentissait, je grimpais, je m'envolais et je me tuais. Ayrton était un seigneur de la piste. Il a tenu le pied à fond, moi aussi. Ça faisait tac tac tac, mais on gardait nos positions même dans les «s». Il a fallu ralentir pour les virages de l'autre côté des stands et on a pu se désengager sans problème. C'était incroyable.»

Jean Alesi raconte l'histoire et soudain, il s'arrête et montre les poils hérissés sur son bras: «J'y repense et j'ai encore des frissons.»

Quand il s'est rappelé ces secondes éternelles d'une course folle, Alesi expliquait comment la vingtaine d'athlètes qui se retrouvent en Formule 1 chaque année sont des chevaliers. «Il faut que l'on soit des chevaliers avec un code d'honneur. Une Formule 1 est une arme terrible qui peut tuer. Il faut que tous les pilotes se respectent, se fassent confiance. Quand un adversaire roule dans ton aileron à 300 km/h, il sait quand tu vas freiner et comment tu vas le faire. Parce que vous êtes deux chevaliers en contrôle. Une erreur et c'est deux hommes qui risquent leur vie», raconte Alesi.

«Les jeunes de la F1 moderne sont peut-être moins conscients d'être des chevaliers parce qu'ils sont moins sensibles à la mort. Les voitures modernes sont plus sécuritaires. Heureusement, ils sont sous une surveillance très stricte des commissaires de course et ils doivent faire attention malgré tout», de dire l'ancien pilote Ferrari.

Jean Alesi en est à sa première visite en une décennie au Grand Prix du Canada. C'est dans la cour arrière de la maison de Gino Rosato à Laval que je l'ai retrouvé hier avant-midi. Alesi est un de ces ambassadeurs que Rosato a embauchés chez Lotus et il gâte l'ancien vainqueur de Montréal un peu plus que les autres parce qu'il a couvé Alesi quand il était un pilote Ferrari.

Ferrari, c'est la grande peine d'amour de Jean Alesi: «Il n'y a rien dans le monde du sport qui se compare à Ferrari. On peut être un partisan de Barça, de Juventus ou de Milan, on peut être un partisan d'une équipe comme le Canadien ou d'une autre équipe dans un autre sport, mais tous ces partisans se retrouvent dans une équipe. Ferrari! Et Ferrari, c'est le mythe absolu! Quand je me suis fait tasser par Jean Todt et Michael Schumacher en 1995, j'ai eu la plus grande peine d'amour de ma vie», dit-il.

On faisait la cour à Schumi et celui-ci exigeait de choisir le deuxième pilote. Et il voulait Eddie Irvine, une tête brûlée s'il en est une: «C'est à peu près le seul pilote que je ne respecte pas. Il se foutait de tout et de tous», de dire Alesi.

Pourtant, le gars d'Avignon s'était battu avec une voiture et un moteur complètement farfelus. Les moteurs cassaient, les voitures tombaient en panne et aucun pilote au monde ne pouvait se fier aux mécaniques qu'on mettait entre ses mains. Mais c'était quand même une Ferrari!

Alesi a pris sa retraite en 2001. Le lendemain de l'annonce, il était repêché par Norbert Haug, le patron de Mercedes Sport. Il a couru cinq ans en DTM où il a connu de beaux résultats, puis une saison en Speedway, une série de style NASCAR à Abu Dhabi.

En 2008, pour la première fois de sa vie, il s'est retrouvé sans volant. Il a rongé son frein en attendant de revenir dans l'univers des courses. Finalement, il a décroché un rôle d'analyste à la RAI, la grande chaîne italienne, et suit donc les courses en tant que spécialiste. Et c'est Gino Rosato qui l'a ramené sur le terrain... et parfois en piste. «Lotus vend des voitures de Formule 1 à des amateurs fanatiques de la course. Je suis celui qui enseigne à l'acheteur comment tirer parti de sa capsule spatiale», dit-il en souriant.

La course demeure sa première passion. Mais il s'en est découvert de nouvelles. D'abord le vin. Quand il est revenu vivre à Avignon près de la demeure familiale, il a racheté une maison qui avait déjà accueilli un cardinal. Devant la maison, il y avait quatre hectares de vignes. Il s'est mis à se passionner pour la culture du raisin... et donc pour le vin. Aujourd'hui, Alesi produit 12 000 bouteilles d'un excellent rouge fait de syrah, de grenache et de mourvèdre.

Son autre passion, il la tenait dans sa main devant moi. Un extraordinaire stylo Montegrappa signé par Muhammad Ali. Je savais que Montegrappa avait été acheté par Mont-Blanc, mais j'étais en retard dans les nouvelles. «La famille Aquila a racheté sa compagnie. Nous sommes trois partenaires à avoir investi avec la famille. Un Russe, ce qui était important pour le marché russe, Sylvester Stallone et moi. C'est une excellente entreprise familiale et aussi bien y investir son argent qu'en Bourse», d'expliquer Alesi.

Muhammad Ali a lui-même été présent pour la gravure de sa signature sur les 50 premières plumes à sortir de l'atelier. Il paraît que la Sinatra est extraordinaire et on va lancer sous peu le modèle Elvis Presley. On parle de plumes et de stylos très haut de gamme. Faits en Italie... et rien à 99 cents!

La plus grande passion, celle qui englobe toutes les autres, c'est le clan Alesi. Son épouse, une très belle Japonaise qu'on a souvent vue sur les circuits de Formule 1 et les trois enfants du couple, John, 4 ans, Giulano et Héléna, 14 ans. Elle a le caractère de ses grands-parents, de purs Siciliens, soupire Alesi. Il est intarissable quand il parle de F1. De la course, de ses règles chevaleresques, de ses hommes, de la vie et de la mort. «Je n'avais jamais été vraiment conscient de la mort malgré les risques. C'est à Imola, en 1994, quand Ayrton Senna s'est tué que je suis devenu conscient. Si lui, un seigneur, le meilleur de tous, s'était tué, alors ça voulait dire que n'importe qui d'entre nous pouvait se tuer aussi.»

Il devient grave. Il hésite. «Ce jour-là, tous les pilotes ont pleuré.»