La dernière fois que j'ai vu Édouard Carpentier, c'était à la Taverne Magnan lors du lancement de la série documentaire Les saltimbanques du ring. Ça doit faire trois ou quatre ans, le temps file si vite.

J'étais resté bouché bée en voyant une idole de jeunesse marcher difficilement, courbé sur sa marchette à quatre roues. L'homme volant, le fabuleux acrobate, était donc soumis lui aussi aux lois du temps. Carpentier, perclus d'arthrose causée par des dizaines de milliers de coups et de prises aux articulations, avait beau tourner des commerciaux pour montrer les bienfaits des extraits du velours des wapitis, il était moins fringant dans la vraie vie que dans les mises en scène des réalisateurs.

C'était vrai aussi pour «Killer» Kowalski et pour Maurice Vachon, qui étaient heureux comme des enfants de retrouver leur «Doudou» des grands combats. Ils avaient flanqué des raclées à Carpentier, mais c'était pour le show. Ils l'aimaient comme de vieux frères.

Comme tout le reste de son métier, Carpentier n'était pas son vrai nom. Il s'appelait Wiercowicz et il était un Français de descendance polonaise. Il avait choisi de s'appeler Carpentier parce qu'en Amérique des années 50, on ne connaissait que deux Français. Maurice Chevalier et Georges Carpentier, qui s'était battu contre Jack Dempsey pour le titre mondial des poids lourds.

Carpentier avait été une bouffée d'air frais à son arrivée au Québec au milieu des années 50. Il parlait. Non seulement il parlait, il parlait bien. Et savait dire de belles choses. Dans le Québec de la Grande Noirceur, où Bernard Geoffrion parlait de sa «surbite», Henri Richard de son «mal à la laine» et Maurice Richard commençait ses réponses par «heu, et bien Jean-Maurice...», Carpentier apportait la parole. Non seulement il était un formidable acrobate, mais il était surtout un homme capable d'exprimer ce qu'était l'esprit sportif... même quand le combat contre Wladek Kowalski était arrangé par le promoteur Eddy Quinn.

Son contrat appartenait au promoteur. Pendant près de 10 ans, Carpentier fut un mercenaire au service de Quinn. Cet ancien résistant contre les nazis, cascadeur pour Lino Ventura au cinéma français, fut un formidable actif pour la lutte au pays.

Plus tard, on l'a connu comme commentateur. Il se rendait à Sherbrooke pour enregistrer les émissions. On se rappelle deux formules qu'il a rendues célèbres: «Ça fait mal, je le sais», disait-il quand un méchant broyait la chair du bon. Et il terminait par: «À la semaine prochaine, si Dieu le veut.»

C'est Carpentier qui a découvert ce géant malhabile, un descendant russe qui viendra au Québec sous le nom de Jean Ferré et qui fera fortune aux États-Unis comme André The Giant.

Ce ne fut pas la seule contribution de Carpentier à la montée sidérale de Vince McMahon et de la WWF partout dans le monde. Dès 1985, Carpentier et le producteur Guy Hauray feront la version française des émissions de télé de lutte de la WWF. Ce faisant, ils contribuaient à faire disparaître les concurrents locaux qui n'avaient pas les moyens pour se battre contre les dizaines de millions du promoteur de New York.

En 1988 ou 1989, j'avais écrit une série d'articles pour dénoncer la mainmise de la WWF de Vince McMahon sur le marché québécois. Et j'avais aussi raconté comment des producteurs montréalais filmaient les combats pour qu'ils s'insèrent dans différentes émissions selon les marchés. Un bon à Montréal pouvait être un méchant à Seattle, et il fallait le prévoir. Et parfois, tourner deux fins à un même combat... sans que la foule ne s'en rende trop compte. Ça se passait au moment où la WWF envahissait les réseaux américains avec Raw.

Un matin, vers 9h, je sortais avec ma blonde du condo à L'Île-des-Soeurs où j'habitais à l'époque quand j'avais vu du coin de l'oeil deux immenses limousines stationnées rue de La Noue. Comme dans les films de gangsters. C'était des patrons de la WWF venus de New York pour m'expliquer comment ça marchait dans la business.

Ç'avait été fort poli puisque celui qui attendait debout devant la première limo était justement Édouard Carpentier. C'est lui qui m'avait présenté ses «invités» et on avait pris rendez-vous pour plus tard dans la journée.

Tout cela avait été fort intéressant et s'inscrivait dans la décision de Vince McMahon de ne plus essayer de faire accroire que les combats étaient réels et de reconnaître publiquement que la lutte professionnelle était un spectacle chorégraphié. Sans que cela n'enlève quoi que ce soit aux qualités athlétiques de certaines de ses vedettes.

Voilà, Édouard Carpentier est mort. Il est allé rejoindre Michel Normandin, qui l'aimait tant. Je ne suis pas convaincu que ses successeurs dans la riche WWE sont vraiment dignes d'exercer la même profession de saltimbanque que lui. Il avait gagné ses muscles en travaillant dur dans le gymnase. Les hypertrophiés de la WWE s'entraînent... pour compléter l'oeuvre des divers poisons qu'ils doivent s'injecter dans le corps pour rester les monstres de muscles que l'entreprise vend aux jeunes.

Et vous croyez que les pitounes en string de la WWE qui sont incapables de pratiquer une prise de lutte à part le ciseau de corps exercent le même métier qu'Édouard Carpentier?

Mais cela dit, ça ne donne rien de verser dans la nostalgie. Carpentier était un révolutionnaire en son temps, je présume que The Rock, Triple H et Trish Stratus font une nouvelle révolution dans l'art du ring.

Ce qui compte, c'est que des millions de gens ont eu du plaisir, que ce plaisir était sain et souvent bon enfant, que des promoteurs à Alma, Chicoutimi, Rimouski, Rouyn-Noranda, Gaspé et Québec ont fait de l'argent, que des grands-pères et des enfants ont tripé, que Yves Jobin, père de Pierre Jobin de TVA, est devenu célèbre avec «l'entrevue des lutteurs» à CJPM-TV, que «Mad Dog» Vachon a fait rêver les enfants avec son rôle de pirate à la télé et qu'il est encore en bonne santé...

Ce qui compte, c'est que Jacques Rougeau s'occupe des jeunes et que partout au Québec, dans les salles paroissiales ou dans les sous-sols d'église, des centaines de jeunes «jouent» à la lutte et deviennent des personnages épeurants ou héroïques pour amuser la foule.

L'important, c'est que «the show must go on».