En Afrique, ce qu'on voit n'existe pas toujours. Ce qu'on ne dit pas est ce qu'il faut entendre. Et ce qui est encore plus tordu, c'est qu'il suffit d'un simple match de soccer entre équipes d'une petite ville pour vivre toutes ces contradictions.

C'était un samedi après-midi. Le 29 novembre. Dans le stade de Ouahigouya, une petite ville à 180 km au nord de Ouagadougou, en plein royaume mossi, les gens attendaient patiemment l'invité d'honneur. Au Burkina Faso, on est patient. La vie passe tellement lentement, rythmée par le soleil qui se lève et se couche sans que les choses aient changé, que rien ne presse.

 

Mais ce samedi était différent. C'était le coup d'envoi de la Coupe des espoirs, un tournoi de soccer mettant en vedette les joueurs de la ville et des environs. Le tournoi est commandité par l'ancien ministre Boureima Badini, devenu le «facilitateur» spécial entre le président Compaoré et le premier ministre de la Côte d'Ivoire, Guillaume Soro. Ouahigouya attendait Soro, la jeune vedette du pays voisin.

Déjà, rien de ce qu'on voit n'est vraiment réel. On voit un terrain de soccer en terre rouge avec de rares plaques de gazon séché qui ne verdira que pendant quelques semaines en juin prochain, à la saison des pluies. On voit deux équipes qui s'échauffent en attendant le début du match.

Mais il n'y aura pas de vrai match parce que les discours, tous plus enflés les uns que les autres, vont s'éterniser et que le soleil va se coucher après 25 minutes de jeu. Ce qui va se passer ne sera pas un match de football. Ce qu'on verra sans le voir, c'est un dangereux match politique. Comme il s'en joue en Afrique.

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On attendait l'invité d'honneur; il est arrivé. Guillaume Soro a 36 ans. Il est encore rondelet même si, pour des raisons d'image, il a perdu du poids. Il n'est pas grand, peut-être 1 m60. L'après-midi, je lui ai serré la main et je me suis présenté. Il ne m'a pas regardé dans les yeux.

On aurait dit un mauvais film. Il était précédé et suivi de huit gardes du corps dont quatre étaient grimpés le long d'un énorme VUS blanc. Ils surveillaient sans doute des tireurs embusqués pendant que la voiture faisait le tour du stade. Au micro, des animateurs de foule style CKOI hurlaient aux gens d'applaudir Son Excellence.

Puis Soro est sorti du VUS et, en saluant la foule, vêtu d'une chemise blanche et d'un pantalon foncé, il est venu s'asseoir dans l'estrade réservée aux VIP, quatre de ses gardes du corps assis derrière lui. J'étais à deux rangées, tout juste en biais avec «le premier ministre».

Cet homme tout jeune est un mort en sursis. Le 27 juin 2007, on a tiré deux roquettes RPG7 contre son avion, qui atterrissait à Bouaké, dans la partie nord de la Côte d'Ivoire. Sur le tarmac, il y a eu des échanges de tirs de mitraillettes et quatre de ses hommes sont morts.

Les soupçons ont porté sur les anciens rebelles qu'il dirigeait contre le président au pouvoir, Laurent Gbagbo. Ils n'auraient pas digéré que leur ancien leader fasse un pacte avec Gbagbo, l'ennemi, pour devenir premier ministre du pays. Ça s'est passé à Ouagadougou et c'est Blaise Compaoré qui a convaincu Soro et Gbagbo de ce mariage maudit. Ce faisant, Compaoré pouvait régler un vieux contentieux avec la Côte d'Ivoire, qui permettait aux travailleurs burkinabè d'aller travailler dans les plantations de cacao pendant la saison des récoltes.

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Ce samedi après-midi, au match de soccer, les huit gardes du corps étaient tous vêtus d'un complet foncé et n'entendaient pas à rire.

Si j'étais le président Gbagbo, je ne rirais pas non plus. Tout d'abord, ni Badini ni Soro n'ont même prononcé son nom. Dans la diplomatie ampoulée et protocolaire africaine, c'est une insulte grave.

Mais surtout, ce petit homme est dangereux dès qu'il prend un micro. Ce n'est pas pour rien qu'on le surnomme Che et qu'il fut le leader du syndicat étudiant à l'université d'Abidjan avant de prendre la tête des Forces nouvelles, le mouvement rebelle et révolutionnaire qui a mené la Côte d'Ivoire à la guerre civile. Il a la voix chaude et modulée, et il capte en quelques secondes l'attention d'une foule dispersée dans un stade empoussiéré. Les mots fraternité, amitié, solidarité sont martelés avec une conviction prenante et l'hommage au président Compaoré est habilement rendu pour faire sentir qu'on oublie complètement le président Gbagbo.

Mais surtout, une fois rassis, l'animateur a demandé une dernière minute d'attention pour faire part d'une importante nouvelle. Son Excellence le premier ministre de la Côte d'Ivoire «etc. etc.» Guillaume Soro faisait don de 2 millions de CFA à l'équipe gagnante. Puis de 2 millions à l'association de soccer, puis de quelques autres millions pour un total de 10 millions CFA. Soit plus de 27 000$. De sa poche. Au Burkina, où les revenus moyens d'une famille pour une année sont inférieurs à 600$, il s'agit d'une somme qu'on ne peut même pas concevoir.

Des millions, Soro en a à profusion. Les forces rebelles qu'il dirigeait ont pillé quelques banques et on n'a jamais arrêté les coupables ni retrouvé l'argent.

Les gens étaient écrasés. Guillaume Soro venait de marquer tous les points. À mes côtés, un ancien ministre de Compaoré m'a glissé à l'oreille: «Ce gars-là, s'il survit quelques années, sera le président de la Côte d'Ivoire.»

S'il survit.

Puis, le match a commencé. Dans la poussière et le soleil couchant, avec un Pierre Rinfret qui s'époumonait dans les haut-parleurs à décrire l'action. Les gardes du corps, devant l'estrade, tournaient dos au terrain. Personne ne s'intéressait vraiment au ballon dans la poussière rouge.

Tout était déjà joué.

C'est l'Afrique.