C'était un beau projet pour la télévision. Raconter la vie du plus célèbre des hommes forts, Louis Cyr. Le producteur m'avait rencontré et, pour me convaincre, il m'avait remis une biographie du colosse québécois écrite par Ben Weider.

Ça avait marché. Fort. Je connaissais Ben Weider. Il avait fait partie de mon enfance. Quand j'avais 10 ans, je lisais la revue Santé et Force même si mes parents n'étaient pas trop certains si c'était une bonne lecture pour un jeune.

 

Le vieil adage «un esprit sain dans un corps sain» n'avait pas encore fait son chemin dans le Québec rural des années 50. Et puis, les slips des culturistes étaient trop étroits pour être honnêtes. Ça devait cacher quelque chose. Pas seulement l'essentiel.

Mais je lisais quand même l'éditorial et les articles de M. Weider. Il parlait de bonne nutrition et d'exercice. Deux concepts absolument inconnus du Québec dominé par le clergé des années Duplessis. À Falardeau, une bonne nutrition, c'était des patates fricassées avec des tranches grésillées de lard salé sur le dessus du chaudron. Avec une tarte aux bleuets un mois par année et une tarte au sucre le reste de l'année. Ou encore du macaroni aux tomates et des patates bouillies, le tout servi avec du pain de ménage et du beurre.

Quant à l'exercice, on en faisait. On courait derrière un vieux pneu en le poussant d'une main et en le dirigeant de l'autre. Ou encore, on jouait à Tarzan dans le bois derrière la maison. Ou au drapeau quand on arrivait à ramasser des jeunes du Rang 1 pour jouer avec nous autres.

Mais lever des poids pour avoir la taille fine, les épaules larges et les cuisses musclées, c'était pas recommandé. C'était pas naturel. Et le curé Lamarre nous avait expliqué que toute adoration du corps rompait le lien sacré avec le Saint-Esprit. Et le Saint-Esprit, on y tenait.

Quand même, on se faisait des poids avec des bûches de bouleau et une barre de fer. Les deux bûches ne pesaient pas toujours le même poids, mais on savait compenser par la prise.

Merci, M. Weider.

*****

Des années et des années plus tard, j'ai donc rencontré M. Weider. J'avais lu son livre sur Louis Cyr, mais j'étais resté sur ma faim. J'avais téléphoné à ses bureaux et on m'avait dit qu'on me rappellerait.

Quelques jours plus tard, j'étais à son bureau. Il m'avait parlé de Louis Cyr avec beaucoup d'admiration. Et j'avais pris plein de notes. Il parlait avec une voix étrangement délicate pour son physique et avec une prononciation un peu pointue.

Mon attention avait été attirée par un portrait de Napoléon. Je lui avais posé une simple question. Rien de bien transcendant. Sa passion pour l'empereur français n'était pas aussi connue qu'aujourd'hui. Mais elle était déjà brûlante. Pendant une heure et demie, il m'avait parlé de ses recherches, de ses travaux, il m'avait parlé de Napoléon, de ses généraux, des batailles et des grandes réformes mises en place par Napoléon.

Il m'avait expliqué aussi qu'il avait laissé tout le champ d'action à son frère Joe, établi à Los Angeles, pour la commercialisation des magazines, des haltères, des gymnases et des émissions de télévision montées autour des grands concours de culturisme comme M. Univers ou M. Monde. Lui se réservait les suppléments alimentaires et continuait d'engranger des millions en vendant des protéines et de la créatine.

Mais ça semblait presque l'ennuyer. Ce qui comptait, c'était Napoléon. Juste Napoléon. Tout Napoléon.

Je l'ai revu à quelques reprises. Quand il était honoré ou qu'il contribuait à honorer quelqu'un. C'était un gentleman et un philanthrope qui savait rester discret.