Dans la première chambre où je suis entré, une vieille dame minuscule et fripée comme une petite pomme grise cherchait son crochet. La bénévole l'a trouvé, planté dans la pelote de laine qui avait roulé dans les draps, et puisqu'on était là, la bénévole a redressé la dame sur ses oreillers et rattaché sa jaquette: là, ça va comme ça?

«C'est parfait, a répondu madame Georgette. Je suis assez bien ici.»

Dans la seconde chambre, une autre dame âgée. Trois cancers, deux AVC.

«Je laisse au bon Dieu le soin de décider de la suite, me dit-elle. Rien ne presse, d'autant que je suis assez bien ici!»

Dans la troisième chambre, et dans la quatrième, bref, dans les cinq chambres visitées, tous, toutes: «Ce qu'on est bien ici!»

Non, je ne suis pas dans un club Med. Je suis au campus Notre-Dame du CHUM, pavillon Deschamps, cinquième étage. Non, non, pas comme patient, pas encore. Je fais un reportage sur les bénévoles de PalliAmi qui accompagnent les patients en fin de vie à l'unité de soins palliatifs.

Me suis demandé un instant si on n'avait pas torturé ces patients avant que j'arrive: «Y a un journaliste qui s'en vient. Vous êtes mieux de dire que vous êtes bien ici!» C'était comme ça, en Irak, du temps de Saddam, quand je visitais un hôpital. Les malades se redressaient sur leurs grabats: «Je suis assez bien ici. Merci, Saddam.»

«Je suis assez bien ici. Merci, Gaétan.» Je déconne. C'est ma façon de chasser l'épouvante. En fait, je ne comprends pas. Expliquez-moi, madame: ça vous est venu comment le bénévolat chez les mourants?

Elle s'appelle Suzanne. Ça lui est venu à la suite d'un de ces coups de fatigue de la cinquantaine qui vous laisse sur le bord du chemin, envie de rien, bonne à rien...

«Je dois pourtant bien être bonne à quelque chose? Y en a, c'est le golf, y ont le swing pour le golf, moi, j'avais le swing dans quoi?

«Dans ça: l'accompagnement. Je l'avais vérifié auprès de proches qui se sont éteints dans mes bras. Je suis bonne pour prendre des mourants dans mes bras. La mort, même le moment très physique du passage de la vie à la mort, ne m'effraie pas, ni les odeurs, ni même le sang...

«Je me vois un peu comme l'envers de la sage-femme: elle met au monde, moi je tiens la main de celui, de celle qui va quitter le monde. Je redresse son oreiller, je lui fais un café, je lui prends la main. Ce soir, elle est toute chavirée, elle a eu la visite de son ex. On revoit beaucoup les ex aux soins palliatifs...

«Je suis à l'hôpital tous les mardis de 4h30 à 22h, depuis trois ans c'est le meilleur moment de ma semaine...

«Parfois, un patient meurt, l'épouse vient de partir, elle est quelque part entre l'hôpital et la maison, on ne la joindra pas avant une heure ou deux... Quand un patient meurt, une douce lumière blanche s'allume dans le couloir. Chacun parle plus bas, ralentit le pas, une infirmière fera la toilette du mort, on rangera les choses dans sa chambre, on y mettra une plante, et je resterai seule avec lui, avec elle, en attendant les proches. Souvent, je chantonne une comptine, une berceuse.

«Hors de ces moments particuliers? On veille aux détails. C'est le coeur de notre action: les détails. Un verre d'eau, une serviette humide sur le front, tamiser la lumière, rattacher une jaquette, redresser un oreiller, retrouver un crochet dans le pli des draps. Écouter, surtout écouter.»

***

Luc était libraire rue Saint-Denis, pas si loin de Notre-Dame, mais en même temps à l'autre bout du monde... Je veux dire que les libraires que je connais ne feraient pas de bons bénévoles. Celui-là, depuis 23 ans aux soins palliatifs, doit être d'une autre étoffe. Quand il a perdu sa job de libraire, il y a quelques années, PalliAmi lui a offert le poste (rémunéré) de responsable des bénévoles, étant bien entendu qu'il ne pourrait plus, lui-même, être bénévole...

Comment ça, je ne pourrais plus être bénévole? Il en a fait une condition. Adjoint administratif quatre jours par semaine, bénévole le vendredi, jour du sucre à la crème...

«C'est niaiseux, le sucre à la crème, s'amuse-t-il, plus personne n'en mange. C'est pourtant incroyable, ce que cette petite échappée sucrée du vendredi crée comme ambiance à l'étage. On pourrait croire que si près de la mort, le sucre à la crème, bof. C'est le contraire. Ce sont les détails les plus banals, les échanges les plus triviaux qui ancrent dans la vie ces patients qui vont mourir.

«Mon premier mort? Je ne me souviens plus si c'était un homme ou une femme. Je me souviens du sentiment d'avoir été en territoire sacré, et pourtant, sacré, ce n'était pas, ce n'est toujours pas un mot de mon vocabulaire. Le sentiment aussi, chaque fois renouvelé depuis, de vivre un moment privilégié, d'où ces remerciements que l'on adresse à la personne qui vient de partir. De quoi la remercie-t-on, au juste? Ce n'est pas clair, mais la plupart des bénévoles vous le confirmeront, le remerciement vient spontanément.

«Les détails, donc, mais parfois plus. Il arrive qu'auprès de cette patiente avec laquelle vous n'aviez jusque-là échangé que d'aimables banalités, il arrive que cède une barrière, et voilà qu'elle vous raconte qu'elle a été victime d'inceste - sans être courante, la confidence n'est pas inhabituelle -, l'événement, ici, n'étant pas l'inceste lui-même, mais le fait qu'elle en parle pour la première fois à quelqu'un...

«Je dis souvent aux nouveaux bénévoles qu'on n'est pas là pour que nos patients aient une belle mort, on est là pour leur faire un brin de conduite. On marche à côté d'eux. Parfois, ils font une pause, le temps de se délester d'un truc un peu lourd. Puis ils repartent, plus légers.

- Si vous étiez patient ici et non pas bénévole?

- Je serais dans le 10% qui disent non merci aux bénévoles. Je suis du genre à lécher ma dernière plaie seul.»

***

Dans la troisième chambre, la patiente, une dame de 53 ans, travaillait encore il y a deux semaines. Des douleurs au ventre la mènent à l'urgence où le verdict tombe comme une tonne de briques: il n'y a plus rien à faire, madame. Et elle est passée directement de l'urgence aux soins palliatifs.

«En quelque sorte, je vais mourir à la maison, me dit-elle avec un pâle sourire. J'ai travaillé à Notre-Dame plus de 30 ans, je suis chez moi ici... J'aurai quand même eu une belle vie. Courte, mais belle. Pleine de petits moments agréables. C'est mon idée du bonheur: de petits moments plutôt que la vaste plénitude. Et j'ai encore une belle vie, là, tout de suite. Elle sourit plus largement à sa conjointe qui retient une larme au pied du lit. On veille à ce que je ne souffre pas, toutes ces petites attentions des bénévoles, quelle paix... surtout quand on arrive de l'urgence.»

Il y a de ça aussi, dans leur «on est assez bien ici»: ils viennent d'échapper à la grande cavalerie de l'urgence et Luc entre dans leur chambre avec du sucre à la crème.

***

Dans la quatrième chambre à l'autre bout du couloir, le patient, M. Albert m'a dit une chose tellement surprenante que j'en suis encore baba. Il m'a dit: «Vous, là, M. Foglia, vous auriez fait un sacré bon gestionnaire de portefeuille!»

Ah bon! Vous, là, monsieur Albert, vous prenez quoi, au juste, comme morphine? De la pure? Beaucoup?

Vieux lecteur de La Presse et de ma chronique, M. Albert prétend que j'ai exactement l'esprit de contradiction qui fait les meilleurs gestionnaires de portefeuille, ce qu'il a été lui-même toute sa vie. À 81 ans il n'était jamais monté dans une ambulance, ne prenait aucun médicament, mais là, ça va moins bien: le pancréas.

C'est chien, le pancréas. Tu le fais enlever, t'as seulement 30% de chances. Sans parler du trouble. Tandis qu'aux soins palliatifs, se console M. Albert, «le mal progresse sans faire mal»...

«T'as mal, tu sonnes, hop, une petite dose. Un personnel soignant aussi efficace que prévenant. Des bénévoles pour les détails... croiriez-vous qu'une dame est venue hier avec une guitare me demander si je voulais qu'elle me chante une petite chanson? Je lui ai demandé O sole mio...»

Sa femme qui vient d'arriver à pied - ils habitent le Plateau - renchérit: de la musique, des films, la télé, l'internet, une cuisine, une salle de lavage, un pianiste, une coiffeuse, écrivez-le, j'ai vu des enveloppes pour des dons à PalliAmi quelque part à l'étage, pouvez être sûr que j'en remplirai une.

Dans la cinquième chambre, les deux gamines, des jumelles, embrassent leur mère. «Bye, m'man, je t'aime.» Les bisous claquent sur les joues. Elles sortent avec leur père. Leurs rires s'éloignent dans le couloir.

«Sont belles, n'est-ce pas?

- Sont magnifiques, madame.»

Elle a 43 ans, elle va mourir. «Je ne suis pas résignée à mourir, me dit-elle d'une petite voix éraillée, mais je vais mourir. Je vais devoir abandonner ma famille, mes filles, mon père, mon mari... Mon mari, j'étais ado quand je l'ai connu. Je lui laisse les petites... et l'hypothèque de la maison. Pour les petites, je ne suis pas inquiète, je sais qu'il va les aimer deux fois plus fort. Pour l'hypothèque, ça tombe mal, la boîte où il travaille depuis près de 20 ans va fermer ses portes.

«Je ne verrai pas les petites se marier, je ne connaîtrai pas mes petits-enfants, à moins qu'il y ait quelque chose quelque part d'où je pourrai les voir... Vous croyez qu'il y a quelque chose quelque part?»

Une infirmière est entrée à ce moment-là.

L'infirmière partie, elle a repris où elle avait laissé avant sa question (c'était quoi, déjà, la question?)...

«J'ai pensé aller mourir à la maison, reprend-elle, mais ce n'est pas une bonne idée pour les petites. Si j'y meurs, ce ne sera plus la même maison... Et puis je suis bien ici. Plus que des bons soins, plus que de la compassion, plus que de l'écoute, je dirais de l'amour... On est accueillis avec amour. Le ministre de la Santé devrait venir faire un tour, il apprendrait des choses, notamment que les lois ne suffisent pas. Le deuxième soir, une bénévole a passé sa tête dans la porte: besoin de quelque chose? On a parlé une heure et demie.»

Prenant congé, j'ai repensé à celui qui m'a dit, quelque part dans ce reportage: on ne se croirait pas dans un hôpital ici. C'est vrai. Plutôt sur le quai d'une gare. Les voyageurs traînent des valises lourdes de peurs, de larmes, de regrets, de douleurs (celles du coeur pour lesquelles il n'est pas de médicaments). Arrive un bénévole:

«Je peux vous aider, madame? Ce sont vos filles que je viens de croiser dans le couloir?

- Oui. Elles sont belles, n'est-ce pas?

- Elles sont magnifiques.»

Palli-Ami, c'est quoi?

Palliatifs qui vient de pallier; pallier: «apporter une solution provisoire», dit le Petit Robert. Ô combien provisoire...

Fondée en 1979 par l'infirmière Andrée Gauvin et les médecins Quenneville et Falardeau, l'unité de soins palliatifs de l'hôpital Notre-Dame du CHUM a été la première unité du genre du monde francophone. En 2014, elle a accueilli 545 patients.

Dès le début, des bénévoles ont été appelés en soutien au personnel soignant. La Fondation PalliAmi, qui a vu le jour en 1981, regroupe aujourd'hui une soixantaine de bénévoles. Six par jour (trois équipes de deux), sept jours par semaine, ils passent leur tête dans la porte de la chambre: besoin de quelque chose?

L'autre mission de PalliAmi - outre l'écoute - est d'offrir aux patients et à leurs proches des services de confort, gratuits, bien entendu: massothérapie, musicothérapie, une harpiste, une chanteuse guitariste, un pianiste (Bernard Buisson, qui accompagna jadis La marche à l'amour de Gaston Miron). Aussi une coiffeuse, une cuisine, une salle de lavage, téléviseur dans toutes les chambres, prêts de CD, de DVD, d'iPad...

Un budget annuel de 300 000$ provenant entièrement de grands (et moins grands) donateurs.

La Fondation PalliAmi est dirigée par Mme Dominique Garant, une avocate qu'on imagine mal dans un cabinet d'avocats, ceci expliquant cela, expliquant à tout le moins qu'elle fasse du bien au lieu faire du droit.

On devient bénévole à PalliAmi en allant sur le site (www.palliami.org) ou en téléphonant à 514 890-8000, poste 27 434, faut pas être trop pressé, le premier contact se passe généralement ainsi:

«Bonjour, j'aimerais devenir bénévole à PalliAmi..

- Super! ... On vous rappelle dans quelques mois.»

En novembre 2013, dix bénévoles de PalliAmi ont reçu le Prix du Gouverneur général pour l'entraide, M. David Johnston faisant le voyage à Montréal pour remettre lui-même les médailles.