Il m'arrive de traverser un paysage sans le voir du tout, je suis ailleurs, dans mon effort, dans ma prochaine chronique, dans un souvenir. Si je suis en auto, bien des chances que je sois dans le papotage de la radio et dans l'ennui, je m'ennuie énormément en auto.

Le plus souvent, quand je traverse un paysage, je le pressens, je le «reconnais par coeur». Après le tournant, il y aura la grange qui s'écroule, puis la prairie avec les chevaux, puis le pont couvert, dans 10 minutes je serai chez moi.

Mais il arrive aussi que se produise ce petit miracle: je traverse un paysage et c'est lui qui me reconnaît. Qui m'avale, me digère, me fait une place pour que j'en devienne un des éléments. C'est le cas de toutes les photos ici. Je suis dans toutes, vous ne me voyez pas, mais je suis là. Je suis la ligne jaune de la route, je suis le piquet croche de la clôture, je suis l'arbre, je suis la courbe sur la pancarte de signalisation, je suis la Holstein à l'écart du troupeau au fond du champ, je suis le silo, je suis le numéro 1064 sur la boîte aux lettres qui n'indique pas une adresse comme on pourrait le penser, mais le nombre de fois que je suis passé devant (il change chaque fois que je repasse, 1065, 1066...).

Je suis une des marguerites dans le fossé à l'entrée du pont couvert (en fait, ce sont des hélianthes ou fleurs de topinambour), je suis le ruisseau sous le pont.

Je suis l'appareil photo? Pas du tout. L'appareil photo, c'est Michel Gravel. J'y reviens plus loin. Je n'ai jamais eu d'appareil photo, sauf ceux que me prêtait La Presse pour des reportages au loin. Je les oubliais dans une chambre d'hôtel, dans un taxi, je ne suis pas du genre photo.

Je viens de dire un miracle, mais pas vraiment, il y a dans un miracle le déclic d'une soudaine magie, alors qu'ici, c'est plutôt le fait d'une lente infiltration. J'ai traversé ce paysage 1064 fois avant d'y faire ma place, de le respirer, et finir par découvrir qu'il était, sous son apparente banalité, le plus beau paysage du monde.

Oh, ce n'est pas Charlevoix. Pas les baleines, pas les épinettes de l'Abitibi. En fait, ce n'est presque pas le Québec. C'est déjà le Vermont (mais cela pourrait être aussi un plateau rocailleux de la Bourgogne du Chablis... Combien on parie que dans 20 ans ces prairies seront plantées de vignobles?).

Une route, des champs, des arbres, un ciel.

J'y ai croisé l'autre jour un cycliste. Je m'étais arrêté pour pisser, il est arrivé dans mon dos, ah ben, moi aussi d'abord! Il m'a dit s'appeler François Bourret, être prof de théâtre dans une école secondaire de la Rive-Sud. On est repartis ensemble, sur cette route justement, mais tournant le dos au paysage, parvenus à la maison abandonnée, je lui ai suggéré de mettre pied à terre.

Et maintenant, retournez- vous.

Son regard a embrassé la route, les champs, les arbres, le ciel.

Vous avez devant vous le plus beau paysage du monde, lui ai-je annoncé, un peu solennel. Il en a poliment convenu, mais pas à part lui, il devait se dire: ben là, exagère pas, chose! Il en a forcément vu d'autres, des beaux paysages, et de plus exotiques. Comme tous les profs de théâtre du monde, il a bien dû aller en vacances en Provence et en Toscane, plus jeune il a peut-être même «fait» la route de la Soie ou, comme moi, il a pris l'autobus entre Tirana et le Kosovo, cette route qui s'élève au-dessus de mille gouffres avec pour seule protection une médaille de la Vierge qui bringuebalait au rétroviseur du chauffeur...

Le plus beau paysage du monde ne peut pas être suspendu au-dessus d'un gouffre, je veux dire ne peut être spectaculaire en aucune façon. Ni exotique. Il ne peut pas, par exemple, contenir un mas provençal ou une pancarte qui annoncerait San Gimignano 12 kilomètres. Dans ce genre d'endroits, le paysage a été usé par le regard de millions de touristes, il n'en reste plus qu'une matière informe, resucée, juste bonne à faire des cartes postales. On ne sait pas bien que le regard des touristes - pas seulement leurs avions, leurs autobus, leurs restos, leurs hôtels, leurs kiosques d'information -, leur regard use terriblement les paysages qui en deviennent comme ces tapis dont il ne reste plus que la corde à force d'avoir été piétinés.

PHOTO MICHEL GRAVEL, LA PRESSE

PHOTO MICHEL GRAVEL, LA PRESSE

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Quand j'étais à la petite école, on nous avait fait apprendre un poème de Prévert, sorte de mode d'emploi pour faire le portrait d'un oiseau. Il fallait donc peindre une cage la porte ouverte, attendre qu'un oiseau veuille bien y entrer, et aussitôt que l'oiseau y était entré, avec le pinceau, effacer tous les barreaux de la cage: si l'oiseau se mettait à chanter, c'est que le tableau était réussi, sinon c'est que c'était nul comme tableau et il fallait tout recommencer...

Eh bien, pour faire la photo d'un paysage, c'est encore plus difficile parce qu'il n'y a pas d'oiseau qui chante ou qui ne chante pas pour te dire si ta photo est réussie. Juste une route, des champs, des arbres, un ciel. Une auto si t'es bien malchanceux (il en passe deux par jour).

Au bureau, ils vont trouver que ça manque d'action, s'est amusé Michel.

Michel Gravel, le photographe. Avant qu'il prenne sa retraite il y a quelques années, on aimait bien travailler ensemble même si, chaque fois, il me disait: y a assez d'images dans tes textes, t'as pas besoin d'un photographe. Il me l'a redit cette fois aussi. J'ai insisté: c'est des photos pour moi, Michel. La Presse, c'est juste un prétexte, c'est des photos pour mettre dans ma chambre quand je vais mourir.

Des photos pour mourir, tu ne peux pas me refuser ça.

Pour faire la photo d'un paysage, il n'est pas nécessaire de préciser au photographe que c'est le plus beau du monde, ça le stresserait pour rien.

Dis-moi ce que tu veux...

Je veux la courbe de la route Michel. Je veux les champs, les arbres et le ciel.

PHOTO MICHEL GRAVEL, LA PRESSE