Vous dites? C'est la faute des Américains?

Pas sûr.

On s'entend: ils ont fait plein de conneries en Irak, dont celle d'y mettre les pieds et celle aussi d'avoir démantelé l'armée de Saddam au lieu de la recycler. C'est cette armée, humiliée, désoeuvrée, qui n'a cessé de souffler sur les braises depuis 2003.

Mais puisqu'on en parle, la plus grosse connerie des Américains en Irak aura été une question d'attitude. Je suis allé quelques fois en Irak, je ne me souviens pas d'avoir rencontré un Irakien, même sunnite, qui ne remerciait pas les Américains de les avoir débarrassés de Saddam. Je ne me souviens pas non plus d'en avoir rencontré un qui n'ajoutait pas aussitôt: mais je les hais pareil.

Pourquoi les hais-tu, Bassim?

Parce que nos rapports, nos échanges même les plus quotidiens, surtout les plus quotidiens, étaient marqués par leur condescendance. Ils étaient les héros, nous n'étions que de foutus Arabes de merde, au pire terroristes, au mieux pas capables de s'organiser tout seuls.

C'est pas pour te froisser, Bassim (c'était mon chauffeur à Bagdad), c'est pas pour te froisser, mais on s'entend aussi: avant que les Américains ne débarquent en Irak pour ne rien régler, l'Irak n'était pas exactement la Suisse ni le Luxembourg.

C'est compliqué, l'Irak. Des chiites (60%), des sunnites (40%), des Kurdes (pour la plupart sunnites, inclus dans le 40%), on croit que c'est ça le bobo: chiites-sunnites, mais non. Le mot bébête qui explique tout: pouvoir. Comme partout ailleurs dans le monde, ces gens-là se disputent le pouvoir.

À la chute de Saddam, la minorité sunnite était au pouvoir en Irak depuis le départ des Britanniques en 1932, Saddam n'étant que le dernier avatar de la domination sunnite.

Saddam déboulonné en 2003, mes amis chiites ont pris le pouvoir pour la première fois depuis la création de leur pays. Ça faisait 75 ans qu'ils attendaient ça. Se pourrait-il qu'ils aient ambitionné sur le pain béni?

Ben oui, largement ambitionné. Favoritisme. Corruption. Exclusion des sunnites.

Il y a beaucoup de ce mécontentement-là dans le «déferlement» des djihadistes. Ils ne se seraient jamais rendus aux portes de Bagdad sans l'appui des populations sunnites du nord-ouest de l'Irak. Ça n'est vraiment pas une surprise que Mossoul soit tombé le premier. Ça fait longtemps que Mossoul ne répond plus à Bagdad. Il y a un an, en reportage en Irak, j'ai décommandé un voyage à Mossoul devant les restrictions que les autorités m'imposaient: je n'aurais pu circuler que dans un véhicule blindé de l'armée et je devais coucher à la caserne.

Où va s'arrêter la rébellion actuelle?

Elle s'arrêtera à Bagdad. Plus bas, jusqu'à Bassora, c'est full chiites. Bagdad, c'est la frontière. Bagdad est divisée en quartiers chiites et sunnites et quelques-uns mixtes, pareil pour la banlieue, ça va être effrayant, vont s'étriper d'une rue à l'autre, d'un pont sur le Tigre à l'autre. Je me souviens de la nervosité de mes amis, on venait d'arriver, par un pont justement, dans le quartier sunnite d'Adhamia... On n'arrête pas, on n'arrête pas, ils s'énervaient.

Oui, mais moi, faut bien que j'aille pisser. Je l'ai racontée, celle-là: ils ont fait appel à l'armée, un soldat avec un m16, pour m'escorter jusqu'à la pissotière d'une mosquée sunnite.

Durant l'occupation américaine, la partition de l'Irak en trois régions, ou trois fédérations, trois pays, un coup parti, a quelquefois été envisagée. On y est presque. Il y aura un pays kurde tout au nord, de toute façon déjà constitué. Un pays sunnite au nord-ouest, déjà occupé. Et le pays chiite au sud.

Tout va bien alors?

Pas du tout. Tout est en place pour un nouveau massacre. Pour des dizaines d'autres massacres. Milices sunnites contre milices chiites. Où tirer la ligne dans Bagdad et sa banlieue? Les Américains avaient construit des murs autour de certaines villes de banlieue, entre certains quartiers aussi. Ils vont resservir.

Le problème, c'est le pétrole (90% des recettes budgétaires et les deux tiers du PIB de l'Irak viennent de la vente du pétrole. Les champs pétrolifères géants du sud ont plus de potentiel que le Venezuela et le Canada réunis). Bref, le pétrole est plutôt chez les chiites. Vous pensez que les sunnites vont dire bon, ben, tant pis, et se contenter d'élever des chèvres et de gauler leurs dattiers?

Le problème, c'est aussi la Syrie. Les chiites irakiens, déjà proches cousins des Iraniens (chiites aussi), ont eu, en plus, la mauvaise idée de s'allier à Bachar al-Assad. Les sunnites, eux, ont eu la plus mauvaise idée encore de faire le lit d'Al-Qaïda, qui passe maintenant de l'Irak à la Syrie comme si c'était le même pays.

Intervenir? Bombarder encore Bagdad? Pour libérer qui de qui, cette fois?

Je pense à mes amis, Ziad, Bassim, Adil, Saab, et à cette collègue que j'appelle l'Italienne. Je pense à ces deux gamines, Tiba et Rafel, qui vivent heureuses à Dora, petite ville mixte de la banlieue sud. J'entends leurs rires tandis qu'elles se couraillent autour des deux oliviers dans la cour.

Rentrez, les filles, rentrez vite.

CORRECTIF - Je vous disais l'autre jour que dans les branches du cèdre, à l'une des fenêtres de mon bureau, une madame geai bleu nourrissait trois bébés qui piaillaient fort...

Ça piaille pas tant que ça. Sauf des fois, le matin: Maman! On a faim! Elle arrête pas de les gaver. On ne voit pas ce qu'elle leur donne, ils ouvrent le bec et elle crache dedans je ne sais pas quoi, de la purée d'araignées, peut-être bien. Sont repus. Et même un peu gagas. Passent leur journée à dormir. Des fois, ils se nettoient, se replacent la plume et s'exercent à voler en faisant ridiculement aller leurs moignons d'ailes à peine emplumés.

La correction que je voulais apporter, c'est qu'ils sont quatre et non pas trois. Quatre là-dedans, ouf... On n'avait pas vu le quatrième, beaucoup plus petit que les autres. C'est le seul à qui on a donné un nom: Maurice.

Maurice, il ne sera pas prêt à voler en même temps que les autres. Qu'est-ce qu'elle va faire, la maman? Elle va l'abandonner?