Je ne me suis jamais senti aussi vieux qu'en ces mornes lendemains d'élections provinciales.

Je n'ai pourtant pas l'habitude de me plaindre de mon âge, même que certains d'entre vous me reprochent mon insistance à le rappeler, j'aurai 74 ans à la fin de cette année, je m'en accommode tant bien que mal, pas si mal pour ce qui est du physique même si j'ai beaucoup perdu de ma masse musculaire, affirmation qui fait rire ma fiancée, arrête donc, tu n'as jamais eu de masse musculaire.

Hier, j'ai rentré deux cordes de bois que je suis allé chercher à la brouette par des sentiers bourbeux, cela me fait un fond pour le vélo; la saison passée, j'ai roulé comme la saison précédente, et la précédente, 5555,5 kilomètres, bien sûr à des moyennes calamiteuses. Une petite pente, un petit vent et me voilà à me traîner, j'ai beau me faire croire que j'aime ça pareil, la vérité crue est que cela me désole profondément de ne pas avancer.

Je suis vieux donc, mais j'espère pas trop malade. Je n'en sais rien, j'ai demandé il y a longtemps à mon médecin de ne rien me dire de ma TSH, de mon PSA, de ma Hb glyquée, de mon RNI, de ma FSC, de mes réticulocytes, je viens vous voir parce que je vous aime docteur, n'allez pas tout gâcher en m'annonçant que j'ai le cancer de la prostate.

Je suis vieux dans tout ce que je fais, dans tout ce que je dis, dans la musique que j'écoute, dans les films que j'aime, je viens de m'endormir sur Inside Llewyn Davis, le dernier film des frères Coen que tout le monde a aimé, j'ai même ressorti pour l'occasion un bouton que je portais il y a longtemps qui disait «If I had a hammer there'd be no folk singers».

Par contre je m'apprête à revoir pour la troisième fois ce mois-ci Copie conforme, ce film en forme d'un long discours sur l'art dans lequel Binoche nous dit qu'elle a une soeur un peu conne qui aime les copies autant que les originaux, la soeur aime aussi son mari qui bégaie même quand il lui dit je t'aime.

Je n'imagine pas un jeune regarder plus de vingt minutes de ce film-là. Je suis vieux bien sûr dans le regard que je pose sur les jeunes: quand ils ne sont pas un peu vieux dans leur tête ils me tombent formidablement sur les nerfs au bout de cinq minutes.

Mais c'est peut-être quand je lis que j'atteins des sommets de vieillesse. En partant, lire, c'est vieux. Selon ce que tu lis tu peux devenir plus vieux encore, tu peux même devenir centenaire en lisant des vieilles vieilles affaires.

Un exemple.

L'autre nuit je m'ennuyais à lire un petit livre à la mode1, un petit livre jeune même si l'auteur est assez vieux, un livre qui parle de livre (comme les romans de Paul Auster), bref je m'ennuyais. Je suis allé m'en chercher un autre, le premier qui venait, suis tombé sur Rue Deschambault de Gabrielle Roy que j'ai dû lire dix fois (j'exagère), je suis allé au dernier chapitre, celui où elle est institutrice à Cardinal, petit village à l'ouest de Winnipeg; il fait tempête, les enfants arrivent presque gelés, elle frotte leurs mains avec de la neige, remet une bûche dans le poêle, la tempête gémit à la porte, «mais nous, ensemble, nous avions chaud... je ne le savais pas encore - nos joies mettent du temps parfois à nous rattraper - mais j'éprouvais là un des bonheurs les plus rares de ma vie...

«Est-ce que le monde n'était pas un enfant? Est-ce que nous n'étions pas au matin?» Le livre se termine sur ces mots.

Oui madame, nos joies mettent parfois du temps à nous rattraper, elles mettent parfois toute une vie, c'est pour ça qu'il n'est pas si futile de devenir vieux.

***

C'est une chose d'être vieux dans ses os, sur son vélo, dans son lit relisant Gabrielle Roy au milieu de la nuit, d'être vieux parce qu'on n'entre pas dans les propositions (jeunes) sur l'art, le cinéma, la littérature, c'est une chose de savoir qu'on est vieux, de s'en accommoder comme on peut...

Comment vas-tu?

Comme un vieux.

C'est une chose de savoir que même notre intelligence est vieille, et notre façon de communiquer encore plus. Le plus difficile à accepter est moins notre décrépitude que celle du monde auquel nous appartenons et que nous pensions éternel. Non, je me trompe, le plus difficile est d'imaginer le monde dans cent ans. Il n'y aura plus de livres. Comment feront-ils pour n'être pas trop cons?

C'est une chose de se savoir vieux, c'en est une autre, très différente, de se faire dire qu'on l'est.

Wouache, vous êtes vieux, monsieur le chroniqueur.

Dix fois, vingt fois cette semaine je me suis fait traiter de vieux-wouache par tout plein de gens, y compris par des collègues pas si jeunes que ça pourtant, et même parfois de mon âge.

À toutes les manières qu'il y a déjà d'être vieux - dans notre tête, dans nos os, dans nos livres, nos films - s'en sont ajoutées de nouvelles depuis les élections, nouvelles et complètement inédites.

Si j'ai bien compris, me voilà vieux maintenant parce que je pense qu'un pays, c'est des gens sur un territoire donné qui partagent une même culture et au coeur de cette même culture une même langue. C'est semble-t-il très vieux de penser comme ça.

Si j'ai bien compris aussi, me voilà vieux aussi de défendre un espace où se fondrait - de «fondre» comme dans le creuset d'une fonderie - où se fondrait cette culture que je viens d'évoquer, un espace sans signes religieux ostentatoires où un athée ne se sentirait pas comme un chien pas de médaille dans un de ces fameux cours d'éthique et de culture religieuse.

Grands dieux, pourquoi ne m'avez-vous pas dit tout ça avant les élections, jeunes gens? J'aurais voté libéral. Je serais jeune maintenant.

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1 Composite, Denis Bourgeois, éditions ego comme x.