Mon amie, donc, est éducatrice en garderie depuis plus de 25 ans. Elle est aussi superviseure de stages, ce qui l'amène à visiter de nombreuses garderies, grandes et petites, CPE, privées. Mon amie n'est ni fatiguée ni aigrie ni en conflit avec la direction du CPE où elle travaille quand elle ne dirige pas un stage. Mon amie est passionnée par son métier: tu devrais parler des garderies elle me disait et redisait.

Pour dire quoi, chérie? S'il y a truc qui marche bien au Québec c'est bien les garderies, non?

Non.

Ce fut le point de départ de cette chronique titrée «La petite enfance» qui a fait grand bruit, me dit-on, sur les réseaux sociaux, et qui nous a valu de nombreux courriels. La plupart applaudissent, avais-je rapporté dans une première courte note. Depuis, la tendance s'est largement inversée, si bien que je dois parler maintenant d'une majorité de courriels... douloureux.

«Ce qui m'a le plus choquée dans les propos de votre amie éducatrice, c'est le mépris et le jugement que je sens dans ses propos envers les parents. Y'en a des pas fins qui envoient leurs enfants malades à la garderie ou qui partent à Cuba sans les emmener? Ça se peut. C'est pas une raison pour en conclure que la majorité des parents "parquent" leurs petits à la garderie pour s'en débarrasser...»

Mon amie s'excuse pour Cuba. Pour les enfants malades. C'était maladroit. C'est pas les mauvais parents qu'elle voulait culpabiliser. C'est les bons.

En lisant les courriels des gens qui m'accusent de leur avoir tordu le coeur, je vais risquer de le leur tordre un peu plus encore en leur parlant de la petite fille de 6 mois dont je m'occupe en ce moment, 10 heures par jour, 5 jours par semaine, 50 heures par semaine, faites le calcul, si elle fait ses 12 heures de dodo par nuit comme elle devrait, alors ses parents la voient, s'en occupent, la dorlotent, la chouchoutent à peu près 2 heures par jour, 5 jours par semaine.

Des parents compétents je suis sûre, en tout cas la maman qui me la confie le matin est très bien. La petite pleure beaucoup, mais elle ne manque de rien je suis sûre aussi; elle ne manque même pas d'affection. Le samedi et le dimanche, ses parents doivent passer du temps de qualité avec elle; si vous saviez comme je ne suis plus capable d'entendre l'expression «temps de qualité», le temps qui dure n'existe plus, le temps ne se compte plus en journées, en semaines, en années, seulement en minutes de qualité.

Julie: votre article me brise le coeur... votre amie a sans doute raison, nos enfants passent trop de temps à la garderie. Mais si je veux qu'ils mangent, mes enfants, et qu'ils soient bien chaussés et qu'il reste un peu de sous à la fin du mois, je dois aller travailler...

Quatre courriels sur cinq disent comme Julie. Je n'ai pas choix. L'hypothèque. L'épicerie. Les souliers. Les habits. La vie.

C'est vrai pour beaucoup de parents dit mon amie. C'est pas vrai pour beaucoup d'autres. Papa vient reconduire Louise, 16 mois, il porte son manteau Canada Goose, maman a préféré son Kanuk. Adèle est dans la plus chère des poussettes à trois roues ficelée dans un «suit» Columbia... On pensera que je caricature, j'invente même pas la Subaru, celle-là aussi a dû t'écrire: J'ai pas le choix. C'est sûr qu'elle n'a pas le choix.

Je dévie encore. Ce n'est pas le choix que font les parents. C'est la question qu'ils ne se posent pas la plupart du temps. On met le poupon à la garderie parce que c'est comme ça que tout le monde fait, au point où celles qui ne le font pas se le font dire par leurs amies: pourquoi tu le mets pas à la garderie, y sera bien.

Ben tiens c'est sûr qu'il est bien. J'en prends grand soin. Il est bien, mais pas tout le temps.

Ils ont un sacré culot les gens qui disent dans leurs courriels que je suis déconnectée de la réalité. De quelle réalité parlent-ils? Si c'est de la réalité de leur bébé, c'est qui qui passe la semaine avec?

Des bébés qui pleurent ça me dérange vraiment pas, mais qui pleurent au point où l'éducatrice se met à pleurer aussi devant leur détresse? C'est pas toute la réalité, mais c'est une partie de la réalité que la directrice du CPE ne leur dira pas. Pourquoi les stresser?

Il y a aussi la maman en congé de maternité qui amène l'aîné à la garderie où il fera ses 45 heures semaine comme si maman était au travail. Il a beau avoir deux ans et demi - l'aîné a souvent deux ans et demi - il sait bien que maman n'est pas au travail, qu'elle est retournée à la maison avec le bébé et devine quoi? Des fois il pleure.

***

Vincent: notre choix de mettre le petit à la garderie frôlerait, selon vous, la maltraitance. Merci beaucoup. On voit que vous comprenez bien la réalité des jeunes familles. Mais on ne fait pas pitié savez-vous et le petit non plus, vous devriez voir son sourire... Il a récemment passé une semaine à la maison (grippé) vous auriez dû lui voir la face quand il est retourné à la garderie le lundi suivant: il tapait des mains en montant les escaliers, il rayonnait. Sa mère pleurait parce que trop excité, il ne lui a pas dit «bye».

Mon amie ne dit pas que les garderies sont une forme de maltraitance. Elle dit que ce fabuleux cadeau que la société québécoise s'est fait avec les garderies à sept piasses a des effets pervers qui touchent à des questions essentielles sur notre façon d'envisager la petite enfance. Elle dit que les garderies à sept piastres c'est comme un gros couvercle sur la petite enfance. Ce qui se passe exactement dans la marmite? Tout le monde s'en crisse. Ça mijote doucement, l'essentiel c'est que ça déborde pas et que ça brûle pas.

***

Votre amie, dites-vous, mais vous? Moi j'ai lancé dans la mare le pavé qu'elle m'a demandé de lancer. Pourquoi je l'ai lancé? Parce que je lance plus loin qu'elle. Parce que c'est mon amie. Parce que c'est un pavé. Mais je ne me prononcerai pas si c'est ce que vous attendez. Si je le faisais, mon amie me crierait par la tête encore plus fort que vous et mes enfants et petits-enfants me diraient: grand-papa, franchement, tu crois vraiment que tu peux te permettre de te prononcer sur l'éducation des enfants?

En terminant, la meilleure part de ces chroniques ce sont vos lettres, toutes griffes sorties, je ne vous ai jamais vus aussi combatifs, aussi pertinents, dieu que vous les aimez vos enfants. Mais bon vous avez votre carrière. J'en ai choisi une vingtaine, ceux qui me lisent «papier» peuvent y accéder à lapresse.ca/garderies

***

En terminant encore, un lecteur, Benoit, me rapporte que sur le boulevard Pie-IX au nord de Jarry, il y a une garderie dont l'enseigne annonce en grosses lettres: DROP OFF CENTER!

Je trouve que ça résume ce que voulait dire mon amie.