On pourrait résumer la chose ainsi: y a 20 ans y avait rien, aujourd'hui y en a plein. Et bientôt, va y en avoir encore plus. Beaucoup plus. On parle de fromage.

Quand l'accord de libre-échange avec l'Union européenne sera finalisé, dans deux ans, c'est, par année, 18 000 tonnes de fromages fins européens, souvent plus fins et souvent moins chers que les fromages québécois, qui vont entrer au Canada. C'est pas une bonne nouvelle pour les fromagers québécois.

Vous vous rappelez sans doute cette pub si maladroite qui mettait en scène une fromagère québécoise qui disait à peu près: un jour, je vais faire bouffer mon fromage aux Français. Disons que c'est mal parti.

Quand je vais à Saint-Jean ou Montréal, juste un petit détour, et je suis à la ferme Au gré des champs, qui produit six excellents fromages au lait cru, dont le Monnoir, qui s'approche des meilleurs comtés. Bref, l'autre jour, je dis à la dame qui tient la boutique: finalement, c'est le consommateur qui va en profiter (du libre-échange), ça va faire baisser les prix...

Je ne pense pas, m'a-t-elle répondu vivement, ça va fermer des fromageries d'ici, mais ça ne fera pas baisser les prix...

Daniel Gosselin, le fromager d'Au gré des champs, était à Québec, hier, pour rencontrer le ministre de l'Agriculture. Je lui ai parlé juste avant qu'il parte...

Qu'allez-vous dire au ministre?

Je vais lui dire que j'ai trente vaches (des suisses brunes magnifiques) qui me donnent 18 tonnes de fromage par année. J'ai aussi 70 hectares de prairie qui me donnent le fourrage dont j'ai besoin pour mes vaches.

Et je vais lui dire que les 18 000 tonnes de fromages européens que va faire entrer l'accord de libre-échange, c'est mille fermes comme la mienne, mille fromageries comme la mienne. Et qu'elles vont forcément m'étouffer.

Je vais lui faire valoir que l'industrie fromagère européenne est très largement subventionnée, ce qui explique entre autres que les fromages européens sont parfois moins chers que les nôtres.

Je vais lui expliquer aussi, et cela n'a rien à voir avec le libre-échange, mais un coup parti... je vais lui expliquer que le lait de mes suisses brunes ne m'appartient pas. Il appartient à Fédé des producteurs de lait à laquelle je dois le racheter pour faire mon fromage! Je vais lui demander s'il ne trouve pas la chose un peu ridicule. Bien sûr, physiquement, le lait ne quitte pas ma ferme, il ne manquerait plus que ça, mais l'opération comptable existe bel et bien, je vends ma production à la fédération et la lui rachète aussitôt. Coût de l'opération: entre 2000 et 3000 dollars par mois.

C'est là que mon fromager a commencé à m'expliquer le rôle de la Fédération des producteurs de lait, du Conseil de l'industrie laitière, de la Régie des marchés, des quotas de lait...

Non! NON! S'il vous plaît! Pas les quotas de lait!

J'ai 73 ans, je comprends presque tout quand on m'explique longtemps, sauf deux choses, Finnegans Wake de Joyce et les quotas de lait.

***

On pourrait résumer la chose ainsi: il n'y avait tellement pas de fromage dans ce pays, quand j'y suis arrivé il y a un demi-siècle, que je me suis plus ennuyé du fromage que de ma mère.

J'ai été élevé au pain et au fromage. C'était toujours un camembert qui puait (on n'avait pas de frigo), et qui coulait, bien sûr, et parfois même qui bougeait, à cause des asticots que je tassais avec le couteau. Mon père, lui, les mangeait (il est mort à cent ans ou presque), il disait que les asticots nettoyaient le dedans, on ne pouvait pas avoir le cancer quand on mangeait des asticots, mais je vous parlerai de vraie médecine une autre fois, je reviens au fromage.

Donc, y a 20 ans y avait rien, aujourd'hui y en a plein. Quand on dit que les fromages du Québec sont extraordinaires, c'est surtout en regard de ce jaillissement dans le désert. Pour ce qui est des fromages eux-mêmes, ils sont étonnamment bons, et même pour quatre ou cinq très très bons, mais extraordinaires? Extraordinaires comme peuvent l'être certains langres, certains Chaources, le Salers presque tout le temps, quelques comtés vieillis trois ans? Quelques chèvres italiens? Non. Les fromages québécois manquent généralement de caractère pour être proprement extraordinaires. Ce n'est pas le savoir-faire qui est en cause ici, c'est une réglementation hystérique - j'allais dire listérique - qui rend compliquée la production de fromages très très fins au lait cru. On est plus souvent dans le thermisé que dans le lait cru.

Et je n'ai encore rien dit du prix.

Je mange souvent mon fromage dans l'emballage de la boutique, déballé sur le comptoir ou sur la table de la cuisine, du pain, du beurre, et tout d'un coup, le papier retrousse du côté de l'étiquette, ciel, 45$ le kilo, 52$ le kilo, j'ai vu pour des chèvres italiens jusqu'à 70$ le kilo... Ce qui me coupe l'appétit, ce n'est pas le montant sonnant et trébuchant, c'est sa folle démesure qui le rend quasi inaccessible à la famille moyenne.

C'est devenu aussi gênant de manger du bon fromage au Québec que de se promener en Mercedes à Port-au-Prince. J'exagère.

***

On rentrait de l'école. J'ai faim, maman.

Mange du fromage, elle disait.

Y a des asticots...

T'en mourras pas, c'est de la viande, elle disait.

Comment ils appellent ça, déjà les comiques du MAPAQ? Ah oui, la Listeria.

Saviez-vous que c'était le prénom de la grande-duchesse du Luxembourg? Marie, Berthe, Lystéria Gonzales.

Parlant du Luxembourg, je voudrais signaler que les Luxembourgeois font un excellent bleu au lait de lama, appelé Lamablue, délicieux avec un doigt de porto aux cerises, une autre spécialité luxembourgeoise. Ne me remerciez pas.