Je connais un monsieur qui conduit des locomotives. Appelons-le Louis. À l'époque où je faisais du vélo en gang, Louis était un de la gang. Il conduit toujours des trains. Aujourd'hui de voyageurs, en banlieue de Montréal. Il a fait aussi du transport de marchandises. Il arrivait de la job quand je l'ai joint, ça faisait longtemps qu'on s'était parlé, salut Louis, tu te doutes bien pourquoi je t'appelle...

Tout de suite il a été question de Tom Harding, le conducteur du train de Lac-Mégantic. Il se trouve que Louis a fait son cours de conducteur avec lui.

Un de tes amis?

Non, on ne s'est jamais revus. Mais je le connais, il est connu dans notre petit milieu de conducteurs de locomotives. Avantageusement connu, on parlait de lui à la job aujourd'hui entre conducteurs, on était tous atterrés, ce gars-là, c'est monsieur chemin-de-fer. Une histoire de famille. Son père était conducteur, il a deux frères conducteurs, justement vendredi, avant l'accident, j'ai salué l'un des deux, Steve.

Ça ne prouve pas pour autant que Tom était correct...

Ce que je te dis, c'est que c'est un gars de rail, c'est pas seulement sa job, c'est aussi sa culture. Un exemple: quand le CP s'est départi de la ligne Lac-Mégantic - Nouveau-Brunswick, Harding a suivi la compagnie qui a acheté le réseau; s'il était resté au CP, il aurait niaisé dans une gare de triage, et lui, sa vie, c'est de conduire un train. Et quand cette compagnie a vendu au MMA, Harding a encore suivi, il s'est joint au MMA, même si c'est une entreprise broche à foin qui payait moins...

Es-tu en train de me dire que c'est impossible que ce gars-là ait commis une erreur?

Je dis pas ça. Il en a probablement commis une. Sinon il aurait déjà protesté. Son grand boss, ce Burkhardt, aussi haïssable soit-il, ne s'avancerait pas à l'accuser s'il n'était pas certain...

Holà! Je te fais remarquer qu'avant d'accuser Harding, Burkhardt a accusé les pompiers de Nantes d'avoir désactivé les freins en coupant le moteur...

Oui, mais depuis, Burkhardt a sûrement eu accès aux informations de la boîte noire de la locomotive de tête. Il sait des choses.

Buckhardt dit que Harding n'a pas mis les freins à main...

Louis proteste. Énoncé comme ça, ce n'est pas très vraisemblable. De toute façon, ce n'est pas la boîte noire qui pourra le confirmer, elle n'enregistre pas le freinage manuel. Mais surtout, il est très difficile d'imaginer que Harding ait oublié de mettre les freins à main sur le même nombre de wagons que d'habitude.

Peut-être qu'il était soûl?

C'est pas le genre. Ne confonds pas, ce n'est pas un clown comme le capitaine de ce bateau italien, ou l'ivrogne qui conduisait l'Exxon Valdez... Mettre le frein à main sur un certain nombre de wagons, c'est le b.a.-ba de la job quand tu immobilises un train. Tu serres les freins manuels d'une dizaine, d'une quinzaine, d'une vingtaine de wagons. Y a pas de règle pour le nombre, la règle, c'est l'immobilisation totale du convoi. Pour vérifier, tu remontes dans ta locomotive. Tu desserres le frein de la locomotive. Si le convoi bouge, même un tout petit peu, tu vas remettre du frein sur un certain nombre de wagons supplémentaires. Et tu revérifies. Et tu recommences si nécessaire. Jusqu'à ce que le convoi ne bouge plus d'un centimètre.

Est-ce que la boîte noire enregistre ces vérifications?

Oui. Elle enregistre aussi le temps que le conducteur a attendu pour voir si le convoi allait bouger. Parce que faut attendre un peu, bien sûr...

Tu penses que c'est ce qui est arrivé? Harding n'a pas fait ces vérifications ou n'a pas attendu assez longtemps pour s'assurer que le convoi était parfaitement immobilisé?

Louis a refusé de jouer au scénario catastrophe. Il s'est borné à me répéter que Harding est un pro du rail.

Pourtant, il a fait une erreur quelque part. Laquelle? Il n'aurait pas mis les freins à main sur suffisamment de wagons?

Peut-être. Mais pourquoi sur moins de wagons que d'habitude? Ce n'est pas la première fois qu'il immobilisait son train à Nantes. Il doit avoir sa routine. Pourquoi aurait-il dérogé à sa routine vendredi dernier? Pressé? Fatigué? Une autre raison?

Il n'aurait pas vérifié que son convoi était bien immobilisé? Il n'aurait pas vérifié assez longtemps?

C'est possible.

Pourquoi ça ne peut être les pompiers? Je ne veux pas que ce soit les pompiers, mais je trouvais l'explication lumineuse. Harding immobilise son train en actionnant les freins sur le nombre de wagons qui convient. Il va se coucher en laissant tourner, comme d'habitude, le moteur de sa locomotive. Une demi-heure après, le moteur prend feu. Les pompiers le coupent en l'éteignant, ce qui désactive le frein hydraulique de la locomotive. Les pompiers s'en vont. Le convoi se met en branle imperceptiblement, centimètre par centimètre. Une heure plus tard, il déboule vers Lac-Mégantic. Qu'est-ce qui ne colle pas dans ce scénario?

Ce qui ne colle pas, c'est que si les freins manuels avaient été actionnés sur suffisamment de wagons, le convoi ne se serait pas ébranlé. Et cela, que le moteur de la locomotive soit en marche ou arrêté, et son système de freinage, inopérant ou non.

Le convoi ne se serait pas ébranlé, or il s'est mis en marche. Tout seul.

On cherche l'erreur. Quand on l'aura trouvée, il faudra se rappeler que ce qui la rend véritablement criminelle, ce n'est pas son auteur: c'est ce qu'il y avait dans les wagons.

On cherche Tom Harding. Quand on l'aura trouvé, il faudra se rappeler que cet épouvantable drame est bien trop grand pour avoir été causé par un seul homme.