Bassim, 56 ans, est le grand ami de Ziad même si Ziad est de 20 ans son cadet. Sont toujours ensemble. Toujours au même café à jouer aux dominos, à boire ce thé acidulé au citron noir que j'ai adopté moi aussi. Ziad, vous l'aimeriez. Un petit vite, pas trop religieux, qui se faufile dans la vie comme Bassim dans le trafic. Bassim, c'est le super chauffeur, c'est son métier, chauffeur de taxi. Il a deux taxis. Il loue l'autre à son fils aîné.

Vous auriez de la misère avec Bassim. Obsédé de la queue. Saute sur tout ce qui bouge en abaya. Toujours à pousser Ziad du coude, celle-là, as-tu vu celle-là. Comme je trébuchais sur son nom - Bassem, Bassim, Bassam -, il m'a dit si c'est plus simple pour toi, tu peux m'appeler Zob. Je me suis dit holà, ça va être long avec celui-là.

Aujourd'hui, je suis invité chez Bassim, à Dora, petite ville dans la banlieue sud de Bagdad. C'est bien, Dora, propre, mixte, sunnites, chiites, de bonnes écoles, l'avenir de l'Irak.

Bassim a trois épouses comme Cadet Roussel a trois maisons, mais Bassim n'a qu'une maison pour ses trois épouses. Elles se marchent sur les pieds? Pas du tout. Chacune sa cuisine, chacune sa salle de bains, chacune son salon. Elles ne se croisent pas. C'est mieux comme ça, elles seraient toujours à se crêper le chignon. Elles ne s'aiment pas. Même, elles se haïssent. Allah s'est trompé en accordant quatre épouses aux musulmans, il a montré par là qu'il ne connaissait rien aux femmes. Les trois épouses de Bassim me l'ont dit: écoute, y'a pas une femme au monde qui, dans le fond de son coeur, est prête à accepter que son mari en épouse une seconde, une troisième et c'est sans parler de ses maîtresses.

Elles s'appellent Kafa, Alima et Siham.

Siham, 54 ans, est la première. Bassim a eu huit enfants avec elle sans qu'il ait jamais été question d'une seconde épouse. Après le huitième, Siham est tombée malade. Le dos, la colonne, elle ne pouvait plus bouger. Elle ne remarchera plus jamais, ont décrété les médecins. Les parents, les voisins ont aidé un peu, mais tout le monde le disait: Bassim, tu peux pas continuer comme ça, faut que tu prennes une seconde épouse pour s'occuper des enfants. Ç'a été Alima, 27 ans à l'époque, 40 aujourd'hui, jolie, rigolote, un peu allumeuse.

C'est la question: comment une jolie fille de 27 ans peut accepter de devenir la seconde épouse d'un monsieur qui a déjà huit enfants?

Ziad m'a dit que j'étais rien qu'un foutu Occidental qui ne comprenait rien. Et de un, m'a-t-il corrigé, et de un, Alima n'est pas si jolie que ça.

Ah non?

Non. La preuve, elle avait 27 ans et n'était toujours pas mariée. C'est pas bon signe. As-tu remarqué qu'elle avait la peau très mate? À Bagdad, une belle fille, c'est une fille qui a la peau blanche, plus la peau est blanche, plus la fille est belle. En plus, Alima vient de Sadr City, c'est pas une bonne appellation d'origine. Alima habitait chez son frère à Sadr City, il avait bien hâte qu'elle décrisse, elle ne décrissait pas, doit y avoir une raison. Quand Bassim est arrivé, elle s'est précipitée.

Petit détail que me confirmera Siham elle-même, vous vous souvenez que les médecins affirmaient qu'elle ne remarcherait plus jamais? Eh bien, le jour même où Alima est arrivée à la maison, tadam, Siham s'est remise à trotter comme un lapin.

Kafa, la troisième, est la plus jolie (bien que plus mate encore qu'Alima), la plus chipie aussi, et la plus jalouse. Elle avait 29 ans quand Bassim l'a épousée, travaillait au ministère de l'Éducation. Elle soupçonne Bassim d'en vouloir une quatrième, Bassim proteste: je n'en veux plus pantoute, je suis tanné de vos histoires, de vos jalousies, souvent le soir, je n'ai plus envie de rentrer à la maison, si je m'écoutais je partirais pour Kirkouk (comprenez Kuujjuaq).

Bref, la chicane est pognée dans la cabane. Jolie cabane pourtant, avec sa cour en gravier, ses fleurs, son olivier et son immense volière pleine de lovebirds, je dis à Bassim qu'en français, on appelle ces oiseaux-là des inséparables, ça l'a fait sourire, mais douloureusement.

À peine poussé le portail, une petite tornade s'est jetée dans les bras de Bassim: papa! C'était Hassan, deux ans et demi, le fils de Kafa. Bassim a maintenant 12 enfants, 8 avec Siham, 2 avec chacune des deux autres.

Donc la maison est divisée en trois condos. Siham est en haut. Kafa et Alima en bas. Bassim change d'appartement tous les soirs. Quand il ne se rappelle plus c'est à qui le tour, il téléphone: c'est qui déjà ce soir? Forcément, ça fait un drame. Avec celle dont c'est le tour, mais aussi celle de la veille, comment ça, il se rappelle pas?

Elles ne sortent pratiquement jamais, même pas pour acheter du lait. Vers 2 h tous les jours, les trois femmes envoient chacune un SMS à Bassim pour la liste des courses. Il revient avec trois sacs. Les dépose dans la cuisine de l'élue du jour, aux deux autres de venir quérir leur butin.

Mais vous sortez ensemble de temps en temps quand même?

Pas une fois en 10 ans, répond Kafa.

Même pas au restaurant?

Au restaurant! se récrie-t-elle. Au restaurant!

C'est vrai, Bassim?

Ben oui. C'est comme ça, c'est tout.

Bassim venait de quitter la pièce, Kafa s'est jetée sur Ziad: t'es son meilleur ami, tu dois lui dire de nous mettre dans des maisons séparées, appelle-moi demain, faut que je te parle absolument. Ziad en a été tout bouleversé. Tu ne te rends pas compte dans quelle situation elle me met, elle n'a pas le droit de me parler dans le dos de son mari. Si je le dis à Bassim, c'est le drame. Si j'y dis pas, je le trahis.

On a mangé chez Kafa, pris le dessert chez Alima, le thé chez Siham. Plus tard dans l'auto, Bassim m'a demandé laquelle je préférais.

La même que toi, Bassim.

Kafa?

Arrête donc de faire le con. Alima, bien sûr, tu penses que ça se voit pas?

* * *

Il y avait là deux gamines magnifiques, Tiba et Rafel, 10 et 9 ans, la première fille d'Alima, la seconde de Kafa. Ricaneuses, éveillées, étonnamment occidentalisées, Alima portait un haut en jeans avec des brillants, un petit bouquet en tissu cousu, Rafel je ne sais plus, elles venaient d'arriver de l'école à pied, s'en retournaient chez des amies...

Le savent-elles qu'elles vivent les plus belles années de leur vie? Qu'elles n'auront jamais autant de ciel, que leurs rires ne seront jamais aussi libres et joyeux? Le savent-elles qu'à la puberté, leur vie passera par le chas d'une aiguille?

* * *

C'est seulement en sortant que j'ai remarqué la pancarte. La maison d'Bassim est à vendre. Pour 162 000$. Faites une offre, je transmettrai.

PHOTO LA PRESSE

Tiba, 10 ans, une des magnifiques filles de Bassim, celle-là d'Alima.