Si j'ai eu peur en Irak?

Très peur. Au moins une dizaine de fois, je me suis dit, ça y est! C'est fini! Je ne sors pas d'ici vivant. Adieu, chats, fiancée et autres bestioles de ma ménagerie.

Al-Qaïda? Pas du tout. Le vélo. Se promener à vélo à Bagdad, c'est à peu près ce que j'ai fait de plus dangereux dans ma vie. La moitié de Bagdad est fermée à la circulation pour des raisons de sécurité, pour aller à l'université, par exemple, c'est l'avenue Jadria ou rien, et l'avenue Jadria, c'est trois fois le boulevard Taschereau.

Je ne savais pas un mot d'arabe il y a un mois, j'en sais quelques-uns: ôte-toi du chemin! Débile! Retourne donc à Saint-Armand! J'ai appelé ma fiancée pour qu'elle prenne note de l'inscription que je voulais sur la petite boîte, si jamais: tué à Bagdad par une voiture même pas d'explosifs dedans.

Aux postes de contrôle, ou bien les soldats me laissent passer bouche bée comme à la vue d'une apparition, ou le contraire: on me traîne à un officier qui n'a rien dans ses consignes sur les Kanadi à vélo, alors il en réfère plus haut par téléphone et attend, et attend. Il s'en est même trouvé un, exaspéré, qui a envoyé chercher un soldat qui parlait anglais: Ali, explique au monsieur, ici, que les seuls cyclistes que l'on croise à Bagdad sont les balayeurs de rue avec leur petite voiture en arrière pour porter leurs seaux et leurs balais, et ce ne sont même pas des Irakiens, ce sont des Bangladesh...

On m'a traité de bien des affaires dans ma vie, c'est la première fois qu'on me traite de Bangladesh.

Il y a eu cette journée magnifique où je suis allé rue Moutanabi, dans le vieux Bagdad, au moins 30 km aller-retour, par l'avenue Abou Nawas, qui longe les rives du Tigre. Entre la rive et l'avenue, un parc de quelques kilomètres, qui tient plus du dépotoir que du parc La Fontaine. Des centaines de joueurs de foot s'en contentent pourtant, des familles y pique-niquent près des manèges, une mémé qui s'est risquée sur une balançoire m'engueule quand je veux la photographier, des enfants se couraillent, maman, maman, Mohammed y m'a poussé. Mohammed, fous la paix à ta petite soeur.

Les amoureux ne s'embrassent pas à pleine bouche, c'est à peine s'ils osent se tenir par la main. Celui-là s'est mis trop de gomina. Elle s'est mis trop de rouge, elle a dû se faire engueuler par sa mère pour ses jeans trop serrés: arrange-toi pour que ton père te voie pas là-dedans...

Les restaurants de poissons ont allumé leurs brasiers où cuisent, embrochées, les célèbres carpes du Tigre (aujourd'hui d'élevage), 30$ la carpe. En face, les grands hôtels «de guerre» de l'époque Saddam, le Sheraton de CNN, le Bagdad, le Palestine. Je logeais aussi dans le coin, une petite pension qui n'existe plus.

Un flic vient m'avertir que je n'ai pas le droit de photographier le mur de béton qui protège le Sheraton. Plus loin, un autre flic m'avertira que je n'ai pas le droit de photographier le fleuve. Comme je n'ai pas le droit non plus de photographier les vieilles musulmanes qui font de la balançoire, au lieu d'un appareil photo, la prochaine fois, j'apporterai, je sais pas, un séchoir à cheveux?

Rue Moutabani, je me suis faufilé dans les jardins de l'institut culturel, où des poètes donnaient lecture devant un parterre d'officiels qui s'ennuyaient largement. Je n'en ai pas vu bâiller, mais j'en ai vu plusieurs se gratter les couilles, signe qui ne trompe pas. Dans toutes les cultures, l'homme qui se gratte les couilles est en train de se demander ce qu'il fait là.

Les poètes avaient des têtes sympathiques, celui-là s'accompagnait au luth. Anne Hébert m'est venue en tête, ce serait drôle si je leur récitais du Anne Hébert, les petites gares à la retraite/Roses et violettes comme des bouquets fanés, ou plus bagdadien, L'épouvante a des pattes de velours/Tapie aux quatre coins de la chambre...

En plus des 100 librairies qui ont pignon sur la rue Moutabani, les vendredis, 100 marchands de livres se répandent sur les trottoirs. Un vieux communiste qui parlait français a voulu me vendre les souvenirs de voyagede Khrouchtchev, 1350 pages, je lui ai plutôt acheté Le rouge et le noir. Si vous m'en achetez un autre, m'a tenté le libraire, je vous donne Candide gratuitement. Il faut bien être à Bagdad pour se faire donner Voltaire en prime, alors j'en ai pris un autre: Oliver Twist.

Le café Shabandar est à la rue Moutabani ce que le Flore est au boulevard St-Germain, plein d'écrivains, de poètes, mais surtout plein de badauds qui pensent qu'il est plein de poètes et d'écrivains. Le journaliste Kanadi y est une espèce rare, on se tassera pour lui faire une place, on lui paiera le thé, bien sûr...

En échange, il leur fera un petit cours sur le Québec, il leur dira que les Québécois sont un peu les chiites d'Amérique, sans les voitures piégées, majoritaires dans leur pays, mais minoritaires au Canada, comme les chiites sont majoritaires en Irak, mais minoritaires dans le monde musulman. Et puis, pour mettre un peu d'animation dans la conversation, il inventera que les Québécois sont bordéliques comme les chiites...

Bordéliques? Voilà toute la tablée à chercher comment on dit bordélique en anglais et en arabe. On n'a pas trouvé.

Je suis revenu par des rues de traverse et même des ruelles défoncées où des rats qui n'avaient jamais vu de vélo en sont restés idiots, comme les vaches dans les prés quand passe un train.

Une rumeur que je reconnaissais bien descendait des balcons - la description d'un match de quelque chose à la télé, sûrement du foot. J'ai fini par me glisser dans une échoppe, y'avait Chine-Irak à la télé, les Chinois venaient de compter, l'épicier m'a cédé son tabouret, il m'a fait signe de ne pas bouger, il est revenu cinq minutes après avec un jeune homme, son neveu, qui parlait anglais. Sauf qu'il avait rien à dire, et moi non plus. J'étais un peu fatigué. Plus tard, le jeune homme m'a fait un brin de conduite pour me remettre sur le chemin de mon hôtel.

As-tu une blonde?

Il s'est soudain animé. Elle s'appelle Kuthar.

Tu vas chez elle?

Es-tu fou!

Elle vient chez vous?

Es-tu fou! Son père est de la vieille école, on n'ose même pas se promener dans la rue, s'il apprend qu'elle est venue chez nous, il va lui donner la volée de sa vie.

Vous vous parlez comment, alors?

Facebook. Des fois, on triche, je l'attends à la sortie de l'école. On va manger une crème glacée au Na3na3, elle est folle de crème glacée. Elle prend toujours au kiwi. Qu'est-ce que tu vas écrire sur l'Irak?

Ça. Que j'ai rencontré un gars amoureux d'une fille folle de crème glacée au kiwi.

Y'A PAS PHOTO - Ma chronique d'hier racontait l'exécution d'une famille de fermiers dans la province de Baqubah. Il se trouve que les deux photos qui illustrent cet article n'ont strictement rien à voir avec l'article justement. La photo qui le chapeaute montre les ruines d'un ancien complexe militaire de Saddam Hussein au coeur de Bagdad, ruines aujourd'hui squattées par des miséreux. Contrairement à ce que dit le bas de vignette, la désespérance des lieux n'a rien à voir avec Al-Qaïda. Quant à la charmante vieille dame au bas de l'article, ce n'est pas du tout la mère de Khalib le fermier dont je raconte l'histoire. Cette vielle dame de 90 ans, assez manifestement chrétienne (pas de voile, l'élégance occidentale très différente de celle des fermières musulmanes de 90 ans), cette vieille dame s'appelle Marguerite, je l'ai rencontrée dans un foyer tenu par les soeurs de la Présentation. Bref mes excuses, à Marguerite surtout, pour cette malencontreuse erreur de mise en page.