Ce matin-là, Khalib, son père, ses frères sont partis aux champs à l'aube comme d'habitude, après la prière. Vers 8 h, la mère et la femme de Khalib sont allées leur porter le petit-déjeuner. Il y a bien un kilomètre entre la maison et ce lot éloigné où Khalib et les siens moissonnaient. En chemin, les femmes ont essuyé des coups de feu de tireurs embusqués d'Al-Qaïda. Elles sont arrivées aux champs indemnes, mais terrorisées et il fut décidé que tout le monde rentrerait à la maison.

On est à 80 kilomètres au nord de Bagdad, dans la province de Baqubah. Un peu plus au nord, on serait complètement chez les sunnites, ici on est encore dans une zone mixte où chiites et sunnites vivaient en bonne intelligence au temps de Saddam, comprenez confits dans la même crainte de Saddam.

On est en 2007, Saddam a été pendu, Al-Qaïda contrôle l'intérieur de la couronne nord et ouest de Bagdad, les Américains ne contrôlent rien du tout hors des grands axes. La population civile est sous le feu des deux.

Al-Qaïda s'en prend aux chiites qu'elle tient pour les alliés des Américains en plus d'être des apostats, bien sûr. Al-Qaïda surgit dans les fermes, exécute les occupants, recommence un peu plus loin, dans une sorte de purification champêtre d'une férocité inouïe.

Après l'embuscade tendue aux femmes, les hommes de la ferme devinent qu'une attaque est imminente et décident de faire front. Le père, quatre oncles et trois frères de Khalib tiendront la maison. Khalib est désigné pour conduire les femmes au village.

Les tueurs d'Al-Qaïda s'emparent de la ferme peu après le départ de Khalib et des femmes. Les huit hommes sont traînés dans la cour pieds et mains liés et sont tués à coups de marteau.

À coups de marteau?

Devant mon effarement, Khalib explique: massacrer ne leur suffit pas, tuer une fois n'est pas assez, ils te tuent une première fois en tuant ton frère, une seconde en tuant ton autre frère, ils gardent le père pour la fin, qu'il voie bien mourir chacun de ses enfants, ils font exulter l'horreur dans une sorte de transe jubilatoire. Khalib n'a pas dit exulter ni transe jubilatoire.

C'est deux jours plus tard, escorté par des soldats américains, que Khalib trouvera les huit cadavres méconnaissables dans la cour.

Dans cette cour? Khalib hoche la tête: exactement où nous sommes.

Il y a en Irak 33 millions d'Irakiens qui vont à leurs affaires tous les matins ou, s'ils n'ont pas d'affaires, qui vont jouer aux dominos dans leur café préféré, mais ils ont tous cette cour à traverser plusieurs fois par jour, cette cour où s'entassent toujours plus de suppliciés... Un attentat suicide a fait au moins 26 morts dans Sadr City / L'État islamique en Irak (ISI), branche d'Al-Qaïda, a revendiqué l'attentat à la voiture piégée qui a tué sept écoliers dans New Bagdad hier. / Selon le ministère de l'Intérieur, 4174 personnes ont péri en 2012 / Des attentats ont fait 57 morts dans le sud de Bagdad hier... Je traduis, mais je n'invente rien, ils font exulter l'horreur dans une sorte de transe jubilatoire.

Dans la cour de Khalib se couraillent en riant quatre ou cinq petites filles. Comment faites-vous pour traverser cette cour 10, 20 fois par jour? Pour y laisser jouer vos enfants?

Où voulez-vous que j'aille? À Bagdad? Comment pourrais-je payer 500$ de loyer par mois pour loger ma femme mes enfants, ma mère? Bien assez que je doive aller à Bagdad pour travailler sur les chantiers, la ferme est loin de suffire, vous vous en doutez...

Ma mère dit que chaque fois qu'elle traverse cette cour, elle pense au jour où elle va les retrouver. Voyez ces petits arbres - il me désignait quatre fouets maigrichons, aux quatre coins de la cour -, ce sont des orangers, je les ai plantés l'an dernier. Je pense à leurs racines, à ce qu'elles vont aller chercher dans la terre pour me donner des fruits.

***

On n'était pourtant pas venu se faire raconter un massacre à coups de marteau. J'avais dit à Ziad, j'aimerais visiter une ferme. On a traversé Bagdad de bonne heure pour atteindre cette campagne grise aux villages ensablés que signalent des millions de sacs de plastique accrochés aux ronces.

Khalib s'était posté au bord de l'autoroute d'où il nous guidait avec son portable: encore trois kilomètres, vous y êtes. On a rapidement fait le tour du propriétaire, une petite orangeraie, une palmeraie déplumée qui donne moins de 10 tonnes de dates par année. Ajoutez quatre hectares de terre à céréales pour nourrir une cinquantaine de moutons et des poulets. Sont une douzaine à vivre de cette petite misère.

Les femmes viennent d'apporter le repas dans la grande pièce nue où nous sommes reçus. Exceptionnellement, la mère mangera avec nous. Un demi-poulet de grain pour chacun, et encore un grand bol de cette soupe traditionnelle dans laquelle ont cuit des jarrets d'agneau, aussi une montagne de riz, des tomates, des piments, du pain pour une armée, ai-je dit une misère?

Je n'arrêtais pas de regarder par la fenêtre qui donne sur la cour.

***

Au retour, nous avons longé la célèbre prison d'Abou Ghraib, du moins les ruines qu'il en reste, cette prison qui a tant fait pour la gloire des Américains dans le monde musulman, cette photo surtout d'un prisonnier menotté en croix aux barreaux de sa cellule, on lui a passé une culotte de fille sur le visage; ils allaient apporter la démocratie, avaient-ils promis, vous l'ont-ils apportée à vous aussi, Khalib?

Plusieurs fois! Chaque fois en défonçant la porte à coups de pied, en hurlant de nous coller au mur. Ils fouillaient la maison, n'y trouvaient pas d'armes puisque nous n'en avions pas, se calmaient et parfois, en s'en allant, il s'en trouvait un ou deux pour s'excuser, et même caresser la tête d'un enfant.

Ce sont les chrétiens qui s'excusaient, précise la maman de Khalib, les juifs nous insultaient.

Comment savez-vous qu'ils étaient juifs, madame?

Je le sais, bougonne la vieille. Elle en a remis : les pires étaient les Noirs. Des fois, les chrétiens jouaient avec les enfants, jamais les juifs ni les Noirs.

Divagation de vieille femme, je la rapporte parce qu'il ne s'est trouvé personne dans la pièce, ni le traducteur ni les autres, pour l'excuser, aussi parce qu'elle nous dit que le fond de l'air irakien ne porte pas que le sable du désert, s'y mêle un peu de soufre.

Khalib a tout de même sobrement remis les choses en perspective : on a survécu aux Américains. On continue de mourir avec Al-Qaïda.