L'autre jour, je suis allé à Montréal avec ma voisine Maude-Hélène, une maraîchère qui fait pousser des légumes biologiques qu'elle va porter à la ville une fois par semaine. Je ne sais pas si vous connaissez avec le concept du fermier de famille. C'est comme un médecin de famille, mais au lieu que ce soit un médecin c'est un fermier. Il y en a une centaine au Québec. L'idée défendue par Équiterre depuis une quinzaine d'années s'implante tout doucement.

Bref, tous les mercredis, Maude-Hélène va porter une centaine de paniers de légumes biologiques de son jardin - les Jardins de la Grelinette, à Saint-Armand - à une centaine de Montréalais qui l'ont payée d'avance au printemps: 545$ pour 21 paniers, 21 semaines, de la mi-juin à la mi-novembre, déposés au même point chute, le même jour, aux mêmes heures.

En chemin, dans l'auto, Maude-Hélène m'a raconté une histoire de concombres. La voici. C'est parti d'un truc que j'ai dit: me semble, madame, qu'il n'y a pas beaucoup de concombres dans votre chargement...

C'est parce qu'on a eu un problème, me dit-elle.

Le problème s'appelle la chrysomèle rayée, une bibite que l'on combat dans la culture bio avec un extrait de chrysanthème qui tue la chose au contact. Si le produit ne touche pas la bibite, elle ne meurt pas et, s'il en reste deux ou trois, c'est foutu pour les concombres. Alors que, dans la culture maraîchère ordinaire, on traite le concombre avec un insecticide systémique, un insecticide que le concombre intègre dans son système, si bien qu'il se défend lui-même. La chrysomèle ne l'approche même pas.

Résultat: on n'est jamais à court de concombres au Metro, au IGA, au Super C ou au Loblaw. Par contre, le consommateur, en mangeant le concombre du Metro, mange aussi un peu de l'insecticide systémique qu'il contient et, ainsi, il peut, à son tour, se défendre de la chrysomèle rayée. Les cas de chrysomèle rayée chez les mangeurs de concombres du Metro ou du IGA sont extrêmement rares.

On note cependant, chez les mêmes, plusieurs cas de cancer du pancréas, du foie, de la rate, du cerveau, de la vessie, des reins, du coude, de la glotte, de l'oreille interne, du genou, du cubitus et du gros orteil. Bien sûr, on ne peut pas prouver que c'est à cause des insecticides. Et le prouverait-on que cela ne prouverait rien puisque d'autres scientifiques viendraient aussitôt affirmer que la méthodologie des premiers manquait de rigueur. Cela s'est produit pas plus tard qu'hier avec cette étude sur le maïs transgénique, qui prédisposerait les rats à plus de cancers, mais c'est pas vrai, c'est pas une bonne étude, faut pas s'inquiéter.

Non, je ne suis pas devenu granole. Je suis la même tête de vache que d'habitude, qui dit une affaire et en fait une autre. Par exemple: je dis - et je le pense - que les pesticides sont la cause de millions de cancers. Cela ne m'empêchera pas, la semaine prochaine, de shooter toute ma maison d'un pesticide pour empêcher les coccinelles d'y entrer par millions. Ces mêmes saloperies de coccinelles que les granoles ont mobilisées comme insecticides biologiques pour bouffer les pucerons.

Non, je ne suis pas devenu granole. Je n'achète pas de salades bios chez Maude-Hélène. Les jardins de la Grelinette sont là depuis 7 ans, j'ai dû passer 123 000 fois devant sans jamais entrer. Une fois, j'ai acheté des tomates en me disant qu'elles n'auraient pas ce motton blanc en dedans qu'ont toutes les foutues tomates, celles de mon jardin comme celles du marché, mais elles en avaient comme les autres.

C'est ce que j'expliquais à Maude-Hélène dans la voiture. Quand vous dites que c'est bon, vous voulez dire: bon pour la santé. Moi, quand je dis bon, je veux dire bon au goût. Ça ne me console pas que vos tomates soient bios s'il y a des mottons blancs dedans.

À Montréal, on s'est d'abord posés au coin Cavendish et Kildare, dans le stationnement d'un édifice à bureaux et d'un poste de police. Une vingtaine d'employés de la Forensic, une entreprise de haute technologie, sont venus chercher leur panier. Puis on a descendu plus bas, dans Saint-Henri, au parc Sir-George-Étienne-Cartier, juste devant la piscine.

Voyons un peu ce qu'il y a dans ces paniers... deux aulx, une salade, deux bottes de petits navets blancs, deux livres et demie de pommes de terre, deux livres de tomates, un sac de mesclun, une aubergine, deux poivrons, quatre piments, des oignons, des carottes, du persil, des cerises de terre...

Vous en aurez assez pour la semaine, madame?

Largement, m'ont répondu la plupart des gens. Certains ont ajouté que cela les obligeait à cuisiner bien plus qu'avant pour ne rien perdre. Beaucoup de jeunes mamans avec leur bébé, qui se sont converties au bio en tombant enceintes. Des messieurs avec leurs chiens - celui-ci, deux chiens, qu'il récompensait de leur patience avec des bouts de carottes bios.

Sont croisés avec des lapins, vos chiens?

Non, non, ils aiment les carottes.

Clientèle aisée de professionnels, des gens plus modestes aussi, qu'on devine plus engagés, le genre à vous dire qu'avec un fermier de famille on aura moins besoin d'un médecin de famille, ce qui est bien possible. Quelques têtes connues, quelques Audis dans la rue, quelques bobos - en fait, beaucoup de bobos. Pas ridicules comme dans la série de Marc Labrèche, mais tout de même avec de semblables petits cris d'extase de belette en rut: Hon! Des cerises de terre! J'aime tellement les cerises de terre!

Des gens gentils, je veux dire pas des têtes de vache comme moi. Je serais dans les clients très récalcitrants, je verrais tout de suite ce qui manque. Comment ça, y a pas de poireaux? Avec quoi je vais faire mon pot-au-feu, si j'ai pas de poireaux? Et les betteraves, pas de betterave non plus?

Même pas un coin de rue plus loin, sur les marches du centre récréatif et culturel qui se trouve là, un autre marché de fruits et légumes, un marché solidaire subventionné, pas cher du tout, pas bio du tout non plus, pour «rapprocher» les gens du quartier des fruits et des légumes, m'explique la dame...

Comment ça, rapprocher? En sont-ils si loin?

Mais on vient juste de tomber dans une autre forme d'écologie, sociale celle-ci.