De la fille qui marchait pieds nus sur le rugueux gravier de la cour où elle venait de laisser tomber son sac à dos, je vous aurais dit qu'elle s'en allait à un concert des Grateful Dead, si les Dead n'étaient pas morts depuis longtemps. Mais c'est la fragilité du garçon qu'on remarquait plus encore parce que lui, allait l'âme nue, ce qui est, à mon avis, une façon plus certaine de se blesser que pieds nus.

Les deux, Natasha et Benjamin, dans la mi-vingtaine. Les deux, comme tous ceux qui passent par le Hameau, estampillés «réinsertion sociale».

Décrochée de quoi, Natasha?

Elle me regarde, l'air de dire: tu pourrais peut-être deviner tout seul. Pas envie de suivre le chemin de tout le monde, d'étudier, d'aller travailler, de gagner de l'argent, de le dépenser en biens de consommation, de me marier, d'avoir des enfants, de payer le bungalow sur 35 ans, de tondre mon gazon, pas envie du cauchemar climatisé. C'est pour ça que je marche pieds nus, pour sentir les cailloux me rentrer dans la peau.

Toi, Benjamin?

Moi, je suis moins décroché qu'elle. Ça me prend un ordi, une voiture... ce n'est pas dans le système que je ne fonctionne pas, c'est dans moi. Je suis dépressif, parfois très dépressif, parfois je ne vais pas bien du tout.

Les deux viennent de passer 22 semaines de stage au Hameau, essentiellement à s'initier à l'agriculture biologique. Ils m'ont mené aux deux immenses jardins où poussent salades, brocolis, courgettes, concombres, patates, aulx et fines herbes qui seront vendus en paniers-abonnements comme le font les autres jardins bios. Ils ont travaillé aux serres tout l'hiver à bouturer les fleurs, à préparer les terreaux de couche. Ils ont nourri les chèvres, les poules, les chevaux...

Juste tous les deux?

Non, on était 10. Ils ont eu aussi des cours pour leur montrer à faire un CV, à s'organiser, à vivre, enfin un petit peu à vivre. Bref, les amis, vous voilà réinsérés dans la société?

Disons que je me suis découvert une passion pour les fleurs, convient prudemment Natasha, j'espère continuer là-dedans. En attendant, je travaille à l'épicerie Metro de Granby. Benjamin aide à la ferme de ses parents, qui élèvent des boeufs Highland et viennent d'ouvrir à Dunham un bed and breakfast au joli nom: Les Hydrangées.

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Le Hameau est une ressource communautaire qui, deux fois par année, reçoit des groupes de 10 jeunes (entre 16 et 30 ans) qui viennent s'initier à l'agroécologie. Le programme est parrainé par Les Jardins de la Terre, un organisme d'insertion et d'économie sociale.

Le Hameau est aussi une maison d'hébergement qui peut accueillir cinq locataires, 475 $ par mois tout compris, la bouffe aussi.

N'importe qui, de n'importe où? Ou faut-il être référé par un organisme de la région, la DPJ, les flics, Emploi Québec, une auberge du coeur?

Aucune référence. Avoir entre 16 et 30 ans, c'est tout.

C'est également un festival de trois jours fin juillet, avec des conteurs, des musiciens, des peintres. Un grand terrain pour camper. Le festival paie le reste, enfin beaucoup du reste.

Dernier truc, le Hameau est une auberge, plutôt un hostel, ouvert au public à l'année. Faut être un groupe, un party de famille, un peloton de cyclistes d'au moins 25, chambres individuelles monacales ou dortoirs. Y a pas la télé, mais à 15 $ la nuit, on est loin des auberges voisines de Sutton ou de Knowlton.

On trouve le Hameau sur le chemin Scottsmore, aux confins de Dunham, au coeur des Townships. Je le dis en anglais moins pour refléter une réalité démographique que pour l'empreinte particulièrement soignée que laissent les anglos sur le paysage, même quand ils ne sont plus dedans. La terre de 115 acres, magnifique, avec un lac artificiel, appartient encore aux frères du Sacré-Coeur, qui la louent aux gens du Hameau pour un dollar symbolique par mois.

On est accueilli au Hameau par Vanille, une chienne à trois pattes qui fait comme si elle en avait quatre, un peu à l'image du lieu qui fait comme si ses bâtiments n'étaient pas vétustes, ses finances, pas serrées, comme si le fédéral n'allait pas couper dans les programmes, comme si, youpilaye mon vieux, la réinsertion agrosociale, c'est magique, suffit de faire pousser des poireaux bio.

Petite mort

Rien à voir avec ce qui précède. C'est un article sur une colonne à la une du Cornwall Express (numéro du 17 mai), qui s'annonce comme la voix francophone de Cornwall, petite ville ontarienne toute proche de la frontière du Québec.

Le premier paragraphe de cet article va ainsi: Le conseil des gouverneurs du collège St-Laurent est heureux à annoncé que à compté de Juillet le premier 2012, Gordon Mcdougall servira en tant que président intérimaire et CEO jusqu'à temps qu'un nouveau président et CEO est sélectionner.

Ça continue comme ça, et parfois pire, jusqu'au bas de la page. Un aperçu: Gordon est un partisan forte de la communauté... il est aussi la dernière chaise du conseil de technologie de Kingston et serve un certain nombre des comités provinciaux...

Je vous vois sourire comme lorsque vous tombez sur une mauvaise traduction dans un mode d'emploi, sauf qu'on est ici à la première page du journal francophone d'une communauté francophone du Canada et il n'y a absolument rien de drôle à regarder mourir une langue. Surtout quand c'est la nôtre.