Il y a environ un an, ma voisine est allée magasiner à Montréal au volant de sa Honda Civic qu'elle a garée rue Sainte-Catherine. Ses courses terminées, elle a trouvé une contravention sur son pare-brise. Le constat d'infraction précisait qu'elle avait contrevenu à un règlement de la Ville de Montréal «en ayant stationné un véhicule routier dont la largeur ou la longueur rend impossible son stationnement à l'intérieur d'une seule place sans avoir payé le tarif requis à chacun des parcomètres».

Une Honda Civic, un véhicule «dont la largeur ou la longueur rend impossible son stationnement à l'intérieur d'une seule place»?

Ma voisine renvoie sa contravention à la Ville en expliquant dans la partie réservée à cet effet pourquoi, à l'évidence, elle ne peut pas avoir commis l'infraction dont on l'accuse, avec une Honda Civic.

Explication refusée. Soit elle paie sa contravention, soit elle devra se présenter devant un juge de la cour municipale de Montréal.

Ma voisine a comparu la semaine dernière, convaincue que le juge allait mettre fin à cet absurde quiproquo, mais le juge l'a bel et bien déclarée coupable de l'infraction telle que libellée.

Et si vous arrêtiez de niaiser, monsieur le chroniqueur? Vous savez très bien que votre voisine a commis une infraction et vous savez très bien laquelle.

Effectivement. Elle aussi sait très bien qu'elle a contrevenu à un autre règlement qui dit qu'une voiture ne doit pas chevaucher deux places. Elle a admis devant le juge que sa Honda chevauchait effectivement deux places, et pour sa franchise, le juge l'a dispensée des frais de cour, elle n'aura à payer que le montant initial de la contravention, 52$.

Tout est bien alors?

Nullement! On ne peut pas reconnaître quelqu'un coupable d'un délit qu'il n'a pas commis. Ni d'un délit à la place d'un autre délit. Un juge ne peut pas condamner quelqu'un à un mois de prison pour avoir volé des oranges en lui disant, je sais que c'était des pommes, pas des oranges, mais ça revient au même.

Je ne vous raconte pas ici l'histoire minuscule de ma voisine qui a eu une contravention. Je ne vous raconte pas l'erreur d'un préposé aux contraventions qui s'est trompé de disposition au règlement, tout le monde peut se tromper.

Je ne vous parle évidemment pas des 52$.

Je vous parle d'une citoyenne dont c'est le premier contact réel avec la justice (une grande majorité de citoyens n'en auront jamais d'autres que celui-là) et à son premier contact avec cette justice en laquelle elle a une raisonnable confiance, on la condamne au motif ridicule d'avoir une Honda Civic grande comme une limousine.

Est-ce grave?

Ça dépend.

Quand la prof de français de votre fils vous envoie une note avec cinq fautes dedans, est-ce grave? Quand un médecin commet une erreur de diagnostic, est-ce grave?

C'est pas tant la confiance qui est atteinte que la raison, c'est pas qu'après cela, tu ne croies plus aux valeurs par lesquelles se maintient une société, la justice, l'éducation, mais tu réalises soudain que ceux-là même qui ont la garde de ces valeurs sont parfois des sacrés niochons.

Une famille libérale

Mohammad Shafia, sa femme Tooba, son fils Hamed, des Montréalais d'origine afghane, sont accusés du meurtre de leurs trois filles ainsi que de la première femme de Mohammad. Les quatre femmes ont été trouvées noyées dans leur auto, au fond d'une écluse en Ontario.

Le crime remonte à l'été 2009, le procès de Mohammad, Hamed et Tooba (la mère des trois jeunes filles noyées) a lieu en ce moment à Kingston.

Dans une conversation enregistrée par la police, dans les jours qui ont précédé l'arrestation des suspects qui ne se savaient pas sur écoute, on entend le père, Mohammad, dire: nous ne sommes pas stricts, nous sommes une famille libérale, mais nous n'acceptons pas un tel comportement.

Soulignons-le: ce n'est pas une déclaration faite pour les jurés, pour protester de son innocence, pour dire ben voyons donc, M. le juge, comment peut-on m'accuser d'un tel crime, soi-disant d'honneur, je suis libéral, d'une famille libérale, nous ne sommes pas des talibans, pas des islamistes...

J'insiste, quand, dans cet enregistrement, Mohammad dit qu'il est libéral, ce n'est pas pour la galerie, il est dans l'intimité de son foyer, se sentant suspecté et sur le point d'être arrêté, il se parle à lui-même, souligne ce qui est pour lui une évidence absolue: nous ne sommes pas stricts, nous sommes une famille libérale... N'avons-nous pas quitté l'Afghanistan pour l'Occident? Il se compare à nombre de ses amis, de ses parents, il se resitue dans son milieu en Afghanistan, il n'a aucun doute: comparé à bien d'autres, il est libéral.

Et possiblement l'est-il.

Si celui-là et son fils sont libéraux, voulez-vous bien me dire ce qu'on est allés foutre en Afghanistan? Je veux dire, si ces deux-là sont libéraux, de quelle utilité sera à leurs compatriotes et coreligionnaires qui le sont moins la démocratie clefs en main qu'on est allés leur livrer à la pointe du fusil?

Combien de fois nous sommes-nous pété les bretelles d'être allés ouvrir des écoles pour les petites filles à Kandahar?

Les trois filles de Mohammad Shafia allaient à l'école. À Montréal.