La 35, la 10, la 30, la 20, la 25, la 40, la 640, j'allais à Lachenaie. Premier bouchon dans la bretelle qui relie la 35 à la 10, on est à 40 kilomètres de Montréal, sur la 10, les voitures vont au pas.

Ça n'ira pas beaucoup plus vite sur la 30. Sur la 20 après la 30, c'est l'enfer, et dans le pont-tunnel, t'as tout le temps de te choisir un destin, qu'est-ce que tu préfères, Chose? Être sur le pont Champlain quand il s'écroulera, ou dans le pont-tunnel quand...

Une demi-heure pour faire cinq kilomètres sur la 25 Nord, ça s'arrange sur la 40 vers l'est, mais comme chaque fois que je vais à Lachenaie, je prendrai la mauvaise sortie après le pont Le Gardeur pour me retrouver, comme chaque fois, dans le parking du même Tim Hortons où je fais demi-tour, sauf que cette fois je me tromperai aussi dans le parking du Tim Hortons, au lieu de sortir, je prendrai la file du service à l'auto. Tant qu'à me retrouver là, j'ai commandé un beigne et un café.

Dans l'auto presque arrêtée, je pense à ma prochaine chronique, celle que je vous écris maintenant. Ce matin, dans mon journal, j'ai lu un article sur la famine dans la Corne de l'Afrique, comme chaque fois qu'il est question de la famine en Afrique, me revient un texte d'un journaliste italien1, texte dont je sais par coeur les premiers mots - un jour d'août 1968, des nuages noirs et bas couraient dans le ciel d'une petite ville du Nigeria oriental -, plus loin dans la nouvelle, un homme fait cuire un rat embroché sur un bâton dont il donne des morceaux à un enfant. L'enfant regarde longuement les morceaux de rat avant de les porter à sa bouche, comme pour bien inscrire dans sa mémoire qu'il a mangé. C'est alors que des photographes entrent dans la case, prennent des photos du rat sur son bâton, de l'enfant qui mange, puis ils repartent, «vachement bon», dira en français l'un d'eux en sortant.

Les nuages bas et noirs ont fini par crever, la nouvelle se termine par la pluie qui creuse une rigole dans la terre rouge de la case.

Un jour, il faudra bien faire le contraire, au lieu d'envoyer un journaliste italien et des photographes français dans une case du Soudan du Sud, il faudra inviter un journaliste de Khartoum à aller de Saint-Armand à Lachenaie par la 35, la 10, la 30, la 20, la 25, la 40, la 640. J'imagine que son texte commencerait comme ceci: Un jour d'octobre 2011, des nuages noirs et bas couraient dans le ciel du Québec méridional, nous avancions pas à pas sur la 20, personne ne mourait de faim, mais ils mouraient quand même un petit peu, de quoi? Difficile à dire, ce n'est pas clair comme chez nous, ils meurent de trop de béton, de tôle, de compétitivité, de laideur, de télé, d'ambition, de connerie, de vulgarité, de bullshit, de vitesse, d'alcool, de médicaments, de chansons connes, de films débiles, de la dictatoriale prépondérance du réel dans la culture, de la différence culturelle comme panacée, de crèmes à bronzer. De temps.

As-tu dit de temps, Mahdi?

Oui.

Tu veux dire de vieillesse?

Non, la vieillesse, c'est du vécu, pour parler trivialement. Le temps, c'est quand la vie continue pour rien ou presque, par exemple quand tu dis ma maman a 91 ans et que l'autre te répond, oh la la, 91 ans. Donc, dans vos sociétés très avancées, grâce au progrès, les gens meurent de temps, on pourrait dire aussi de déréalisation.

De quoi, Mahdi?

Dé-ré-a-li-sa-tion.

C'est grave?

C'est comme s'absenter à soi-même. La faim aussi creuse ce genre de vide, mais c'est physique. Le vôtre est culturel.

Par un jour d'octobre 2011, écrira le journaliste de Khartoum, des nuages noirs et bas couraient dans le ciel du Québec méridional, nous étions des milliers à avancer pas à pas sur la 20. À la radio, ils cherchaient des solutions: un nouveau pont, des péages, beaucoup plus de transports en commun, sans comprendre que quel que soit le mode de transport, le trajet resterait le même: du boulot à la télé, de la télé au centre commercial, du centre commercial au boulot, du boulot à l'aéroport, de l'aéroport à Orlando.

Je n'arrive pas à me faire une idée, d'après vous, les derniers mots de l'article du journaliste de Khartoum sont-ils pleins d'espoir ou désespérés? Les voici.

Les nuages ont fini par crever, la pluie formait des ruisseaux dans le parking du Tim Hortons, au lieu de sortir, j'ai pris la file du service à l'auto. Tant qu'à me retrouver là, j'ai commandé un beigne et un café.

Itinéraire

Ce lecteur me demande un circuit de vélo dans cette région du nord de l'État de New York qui prolonge la vallée du Richelieu. J'ai donc sorti la carte du comté de Clinton. Voici, monsieur.

Sous Rouses Point, vous prendrez Pointe au Roche à droite, vous passerez Trembleau Road, puis à droite encore sur Point au fer, pour revenir vous aurez le choix, Choiniere, Dubois Road, Duquette Road, Laforest, Cardin, Patnode, Cardinal, Duprey, Lapierre, JulieAnne Circle, ou mieux, Trombly qui suit le ruisseau Corbeau...

Voilà pour le chemin, monsieur. L'envie me vient de donner un nom à ce circuit, nom que je cherche en vain dans Bernard Émond, il me semble pourtant que quelque part dans son livre Il y a trop d'images, il appelle ce genre de parcours «fin de civilisation».

Mais je pourrais demander aussi à Michèle Lalonde la permission de pasticher la chute de son Speak White, elle n'aimera pas mes altérations, mais bon, on vit des temps pas mal moins héroïques (et pompiers) qu'en 1968... How do you do me demandez-vous poliment/I'm doing all right/I'm doing fine/But I'm more and more alone.

1. Goffredo Parise, journaliste et écrivain. Extrait de Fame (faim).