Trois cartes : deux as, un roi. Une rue transversale dans Harlem, mais la dernière fois c'était à Turin, au marché aux puces. Une boîte en carton sert de table, si la police arrive, un coup de pied dedans, et les arnaqueurs partent en courant. Une dizaine de badauds, le type leur montre les trois cartes : deux as, un roi. Il les mélange assez lentement pour que les badauds puissent suivre le roi, puis il les étale, faces cachées.

Où est le roi ?

Un badaud dépose un billet de 20 $ sur la carte qu'il pense être le roi. Le type la retourne, si c'est le roi le badaud gagne, sinon c'est le type qui empoche. Ce jeu, qui s'appelle le bonneteau, est la plus vieille arnaque du monde.

Le truc n'est pas dans les cartes, même pas dans la manipulation pour faire croire que le roi est à droite alors qu'il a glissé à gauche ou au milieu. Le truc, c'est les badauds. Ce sont tous des complices déguisés en badauds-qui-passaient. Toi aussi, tu passais, mais toi, c'est vrai. T'es le pigeon qu'ils attendaient. Tu suis le roi des yeux, quand le faux badaud met son vingt sur la carte du milieu, dans ta tête, tu te dis, mais non, tata, pas au milieu. Au bout de 10 minutes, t'as gagné chaque fois que tu as joué, silencieusement, dans ta tête. Alors tu te dis pourquoi pas. Tu t'approches. Je peux jouer ? Tu joues et tu gagnes. Tu rejoues et tu regagnes. À partir de là, t'es fait comme un rat. Quand ils vont en avoir fini avec toi, t'auras perdu, 300, 400 $, tout ce qu'il y a dans tes poches.

Je suis fasciné, dans les arnaques, par l'incroyable crédulité des victimes. Ainsi le retraité de 69 ans de Repentigny dont on racontait l'histoire dans nos pages l'autre jour (1). Il « rencontre » une jeune femme ivoirienne sur l'internet, après un début de romance, il lui envoie de l'argent pour qu'elle vienne le rejoindre, du fric pour le billet d'avion, du fric pour le passeport, pour le visa, et du fric pour... sacrifier un mouton avant de partir - ça prend un sacré culot, non ? Ils doivent rigoler comme des fous, les arnaqueurs, là où ils sont.

En se rendant à l'aéroport pour s'en venir à Montréal, la pauvre fille se fait tout voler. Le monsieur de Repentigny repaie pour le billet d'avion, le passeport, le visa, le mouton. C'est là qu'il apprend, par une amie de la première, qu'il s'est fait entôler, il se met à correspondre avec celle-là aussi, tellement plus honnête, qui va bien sûr l'escroquer aussi.

Ma première réaction : non, mais quel con !

Je n'avais pas fini de le dire que je le regrettais déjà. Holà, Foglia, rappelle-toi la première fois que tu t'es fait baiser à New York par ce joueur de bonneteau latino et sa gang de faux badauds.

Rappelle-toi, dans le métro à Mexico, cette femme qui, en fouillant dans son sac, a échappé exprès de la monnaie, tu t'es penché pour la ramasser et aussitôt ses complices t'ont fait les poches, argent, passeport, tout, le lendemain t'es allé à la police qui avait déjà eu sa part.

Rappelle-toi toutes les fois que tu t'es fait arnaquer dans ta job, rappelle-toi le temps que cela t'a pris pour 1) t'en apercevoir, 2) comprendre pourquoi. Parce qu'enfin tu te croyais bien à l'abri en te spécialisant dans les histoires de vie ordinaire, des vies de coiffeuses, de plombiers, d'institutrices, des vieilles un peu sautées, pour te rendre compte un beau jour qu'une sur cinq mentait effroyablement, mentait pire qu'un ministre de l'Environnement, mais pourquoi donc ?

Ça t'en a pris, du temps, pour comprendre que leurs fausses histoires devenaient vraies quand tu les racontais dans le journal.

Pour revenir au monsieur de Repentigny, notre titre disait : « Séduire pour escroquer ». N'est-ce pas une grande vérité universelle, le principe d'à peu près toute chose ? L'économie mondiale ne dépend-elle pas de la galopante séduction, puis escroquerie des consommateurs ? Chauffer à blanc le désir de posséder (un bien), est-ce bien différent de chauffer à blanc un petit vieux en lui disant que l'amour n'a pas d'âge ?

Et parlant d'amour, lequel ? Le vrai, celui dont le philosophe dit qu'il est : une joie extérieure, donc réjouissance (plutôt que jouissance). J'ai essayé ça avec ma fiancée, la joie extérieure, je veux dire. Le matin, mon visage s'illuminait en la regardant...

C'est quoi, ce sourire débile ?

C'est parce que je t'aime, mon amour.

Ça ne dure jamais, ces résolutions-là. Le lendemain c'est lundi, il pleut, elle a sa queue de cheval des branle-bas de combat, et c'est pas le temps de dire des niaiseries, elle se prépare à repeindre la galerie. Pis après c'est vendredi. Je hais les vendredis parce que c'est le vendredi que j'écris pour le samedi. Lorsque j'étais petit, je haïssais les dimanches parce qu'il fallait que je me mette propre pour aller chez ma tante. Eh bien, c'est pareil le vendredi maintenant, j'ai aussi l'impression d'écrire propre pour aller chez ma tante.

Je suis en train de lire le dernier Annie Ernaux, L'atelier noir, un livre sur l'écriture, à plusieurs reprises, Ernaux cite le même passage de Gide, ceci : ce qu'un autre aurait fait aussi bien que toi, ne le fais pas. Ce qu'un autre aurait dit aussi bien que toi, ne le dis pas - aussi bien écrit que toi, ne l'écris pas. Ne t'attache en toi qu'à ce que tu sens qui n'est nulle part ailleurs qu'en toi-même, et crée de toi, impatiemment ou patiemment, ah ! le plus irremplaçable des êtres.

On se sent forcément un peu escroc après cela.

CONDOLÉANCES - Ce courriel reçu jeudi 6 octobre : Mon père, prof de littérature, s'est suicidé hier (2). Comme c'est étrange que je vous écrive ce matin pour vous demander si vous accepteriez de lui rendre hommage (il vous aimait bien), par une ligne de Y majuscules dans votre chronique.

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1. La Presse, 19 sept, A10, Séduire pour escroquer, Marie Allard.

2. La chose a été vérifiée.