Ce matin, j'ai été réveillé par les cris joyeux des enfants qui jouaient au soccer sur toute la largeur de ma rue. J'ouvre les rideaux: pas une auto. Des gens passaient à pied par petits groupes, certains portant le drapeau de l'Irak sur l'épaule. Ah, ah! Ce matin, Bagdad se prend pour Le Caire, pour Tunis, pour Tripoli. Ce matin, Bagdad manifeste. Un demi-couvre-feu paralyse la ville depuis l'aube - interdiction à tout véhicule de circuler. Mon fixer appelle: Tu ne bouges surtout pas de ta chambre. J'arrive.

T'arrives comment?

À pied. Ce jour-là, Ziad a dû marcher 25 kilomètres. On est allés à la manif au pied du pont Djoumhouria, lequel mène à la zone verte, où siège le gouvernement. Sur le pont étaient massés plus de soldats et de policiers qu'il n'y avait de manifestants.

Les Irakiens ne manquent pas de bonnes raisons de manifester. Ce qu'il leur manque, pour faire la révolution, c'est un Ben Ali, un Moubarak, un Kadhafi... Ils avaient en Saddam Hussein mieux que ces trois-là réunis, mais voilà, ils l'ont déjà pendu! C'était à eux de se le garder. Ils ont mangé leur dessert avant le plat principal; ils ont l'air de quoi, maintenant? Vont-ils chasser des politiciens qu'ils ont élus démocratiquement il n'y a pas un an? C'est pas sérieux. C'est ce que leur ont dit les chefs religieux chiites, le grand ayatollah al-Sistani, très écouté, et même le jeune coq toujours prêt à en découdre Moqtada al-Sadr: Attendez un peu, donnez-lui une chance, à ce gouvernement.

C'est pour ça qu'il n'y avait pas grand monde à la manif. Même les soldats étaient de bonne humeur - en tout cas, celui qui m'a fouillé a fait rire Ziad en me donnant du «hadji habibi». Viens ici, «hadji habibi»... Hadji, m'explique Ziad, désigne le pèlerin qui est allé à La Mecque, mais comme ce sont surtout des vieux qui font ce pèlerinage avant de mourir, hadji est devenu un plaisant synonyme de vieux. Et habibi, c'est mon amour. Il t'a dit: Viens ici, mon amour de petit vieux. Aimes-tu ça?

À un autre contrôle, un autre soldat, en me papouillant sous les bras, m'a appelé «coeur» Pas mon coeur. Juste coeur, saignant et tartare. J'aime aussi.

J'ai été rapidement repéré. On fit cercle autour de Ziad et moi, on voulait expliquer à l'étranger que j'étais ce qui ne va pas dans ce pays. Ce qui ne va pas? Je vais vous le dire, monsieur: on y laisse entrer trop d'Iraniens. Ils dirigent notre peuple, nous dictent notre conduite. Traduction libre: le problème, ce sont les chiites.

Al-Maliki (le premier ministre chiite) est un espion des Américains, renchérit un autre. Traduction libre: Le problème, ce sont les chiites.

Ziad (qui est chiite) me tirait par la manche: Viens, viens, on s'en va.

Ce fut en cette journée sans auto que j'ai vu le premier minou de mon séjour, mon premier vélo, la première pute aussi, à la porte d'un petit hôtel rue Abu Nuevas, à moins que ce ne soit rue al-Rashid, qui prolonge Abu Nuevas, bref, sur ce boulevard qui borde le Tigre où il y a les restos de poissons et où les Américains ont tenté de faire un parc sur les berges du fleuve, une autre bonne intention complètement ratée.

Attroupement en arrivant à la hauteur de mon hôtel. Du seuil de son épicerie, Ali engueulait des jeunes gens qui revenaient paisiblement de la manif: Pouilleux! Nettoyez donc les rues au lieu de faire les clowns! Citoyen suédois, Ali revient épisodiquement à Bagdad s'occuper de ses affaires, dont cette épicerie. Il désespère de son pays «qui-ne-s'en-sortira-jamais». Le discours classique de l'expatrié qui a réussi: «ces gens-là», dit-il en parlant de ses concitoyens. Si ces gens-là veulent de l'électricité, qu'ils commencent donc par l'éteindre quand ils sortent de chez eux!

Je disais mon premier minou, mon premier vélo, ma première pute... Mon premier con, on ne s'étonnera pas que ce fût un épicier.

***

Ziad et Hassan à Sadr City, c'est comme Ronald King à Rosemont, comme Réjean Tremblay à Saint-David-de-Falardeau, comme moi à Saint-Armand: sont contents, sont chez eux.

Quand je venais ici du temps de Saddam, on me disait: Tu peux aller n'importe où sauf à Sadr City (qui était Saddam City à l'époque).

Mais non, ce n'est pas dangereux! se récrient Ziad et Hassan. Pas avec nous.

C'est la première fois que je les vois rigoler avec la sécurité.

Sadr City est une immense excroissance de Bagdad de trois millions d'habitants plutôt très pauvres. Trois millions de chiites. Un état d'esprit. Une façon de vivre. Une mentalité. Une solidarité. Une milice aussi, appelée l'armée du Mahdi, antiaméricaine, antisunnite, anti-Al-Qaïda. Dans les rues très sales, ralentissant le trafic déjà lourd, un âne tire une charrette pleine de bidons d'essence. Plus loin, quatre moutons traversent la rue.

Hassan et Ziad m'emmènent chez leurs amis. Cette fois, on ne me demande pas de me cacher, on nous accueille au vu de tous sur le trottoir: Entrez, entrez...

Comme toujours quand on entre chez les gens, venant de la rue fangeuse, on est saisi par la fraîcheur et la netteté des lieux. Saj Ad, notre hôte, nous emmène tout de suite sur le toit nous montrer sa fierté: une cinquantaine de pigeons voyageurs qu'il entraîne pour des compétitions.

Tu sais ce qu'il m'a demandé quand t'es entré? me glisse Ziad. Il m'a dit: Combien tu penses qu'on pourrait en tirer, de ton Canadien? Et là, en te regardant monter les escaliers, il vient de me dire: Ah, merde, on n'en tirera rien, il est trop vieux!

On ne restera pas longtemps, O.K., Ziad?

Il blaguait. T'es en sécurité, ici.

Avertis je ne sais comment de notre présence, les amis de Saj Ad viennent voir le journaliste canadien. Le premier, un flic, embrasse tout le monde, hésite un instant avec moi, m'embrasse aussi sur une joue. C'est la première fois qu'un flic m'embrasse. C'est pas fini: sur l'autre joue, maintenant. Bof, un coup parti.

Quand tes enfants jouent dans la rue, t'arrive-t-il de penser bombe, kamikaze, enlèvement? Plus maintenant, dit Saj Ad. De toute façon, ici, dans Sadr City, le danger, c'est les gangs de rue.

Le flic m'a raconté un peu sa vie. Il travaille dans un autre quartier, affecté à la protection d'un colonel. Son job l'emmerde. Il est mal payé, vit avec sa femme et ses deux enfants, chez ses parents. Heureusement, sinon il ne s'en sortirait pas financièrement.

Ils attendent des questions. Je n'en ai pas.

***

Pas très loin de mon hôtel. La boulangerie est au fond d'une impasse encombrée de sacs de farine (elle vient de Turquie). Des clients font la queue. Le pain est vendu à mesure qu'il est retiré du four.

J'en veux, j'en veux!

Une dizaine de garçons boulangers sont à l'ouvrage dans le fournil: celui qui malaxe la pâte dans la huche, celui qui la roule en boudins, celui qui la coupe, celui qui l'enfourne avec sa pelle au long manche de bois, le même qui retire les pains fumants.

Celui-ci est pour moi. Holà, c'est chaud. Je jongle avec pour ne pas me brûler les doigts.