La dernière fois que j'ai parlé de l'Égypte, on a compris que j'étais contre la rue. Non. Contre la révolution. Non. Contre le départ de Moubarak. Non. Contre l'immense espoir qui se lève au Caire aujourd'hui. Non. Contre la fête. Non.

Mais je reste tout aussi étonné par l'enthousiasme que soulève chez nous cette révolution égyptienne. Depuis quelques jours, à entendre les conversations un peu partout, à entendre «notre» rue - disons la rue Saint-Hubert, pour déconner -, le départ de Moubarak était ma foi autant souhaité que le départ de Jean Charest.

La chute d'un dictateur est toujours une bonne nouvelle pour l'humanité, mais il en est tombé d'autres... Pourquoi celle de Moubarak réjouit-elle autant l'Occident, je veux dire à part Israël et son plus docile allié, le Canada?

M. Moubarak était le grand ami (en même temps que le grand débiteur) de l'Occident, et tout particulièrement de Washington. Juste un exemple: quand les Américains attaquent l'Irak sans aucune raison en 2003, qu'est-ce qu'il dit, Moubarak? Il dit: c'est bien fait pour la gueule de Sadam Hussein, il ne mérite pas autre chose. Une position qui a pour conséquence de violentes manifestations dans les rues du Caire, avec des affrontements comme l'Égypte n'en avait pas connu depuis les émeutes de la faim, en 1977.

Moubarak était aussi le voisin rêvé d'Israël. Quand l'Iran, hier après-midi, a applaudi officiellement à sa chute, cela était tout à fait cohérent. Mais quand Obama se félicite tout autant de la chose alors que, il n'y a pas deux semaines, Washington souhaitait (comme Israël) que Moubarak reste au moins jusqu'aux élections de septembre, cela en dit long sur... sur tout.

Il est évident que Washington a lâché Moubarak il y a trois ou quatre jours devant l'aspect inéluctable de sa chute, après s'être assuré bien sûr que l'armée prendrait la relève, bref, que la rue était déjà cocue avant même de savoir qu'elle avait gagné.

Vous comprenez encore que je suis contre la rue? Non. Que je dis que cette révolution est inutile? Non. Que Washington de toute façon va continuer de mener l'Égypte (en la finançant)? Non. L'Égypte pourrait très bien glisser hors des mains de l'Occident aux prochaines élections.

Reportons-nous à 2001. Aux lendemains immédiats du 11 septembre. Un peu partout dans le monde, des reporters sont allés prendre le pouls de la rue arabe. Que pensez-vous de l'attentat contre le WTC? Les jeunes Palestiniens triomphaient sans retenue. Je m'en suis beaucoup moins étonné que pour les Égyptiens, tout aussi enthousiastes.

Je me rappelle comme j'avais été stupéfié, je peux même dire «scandalisé» par la rue égyptienne qui faisait de ben Laden un héros. En même temps, on y développait le grand thème du complot dans une confusion qui semblait ne déranger personne - tantôt ben Laden était un héros, tantôt il n'avait rien à voir là-dedans, c'était la CIA et le Mossad qui avaient comploté pour jeter les tours à terre.

Je suis, depuis toujours, un amoureux du Maghreb et du Proche-Orient (ce qui inclut Israël). La rue, justement, la vive intelligence des gens - je pense aux Jordaniens, en fait aux Palestiniens de Jordanie, qui sont fatigants à force d'être allumés... J'ai deux pays fétiches: la Syrie et l'Irak. L'islamisme, dites-vous? De quoi parlez-vous? Jusqu'en septembre 2001, je fermais les yeux bien dur. Jusqu'en septembre 2001, je disais: il y a des islamistes extrémistes seulement parce que les Palestiniens n'ont pas de pays, seulement parce que les honteuses colonies en Cisjordanie, seulement parce que Israël.

Aux lendemains du 11 septembre, je me suis éveillé à une réalité que je croyais confinée à la Cisjordanie et à l'Iran. Je n'ai pas eu à fouiller très longtemps. Le puritanisme des Saoudiens (wahhabisme), auquel s'est abreuvé ben Laden, la fausse laïcité des Irakiens et des Syriens, le dogmatisme des jeunes Algériens, les talibans du Pakistan, partout, les chiites radicaux du Liban, en Afrique aussi bien qu'au Bangladesh, et en Égypte avec les Frères musulmans, partout, palpable, inquiétant, ce retour au dogmatisme, partout. Comme pour répondre aux excès du modernisme par un excès d'islam primitif.

Mais c'était il y a 10 ans. Tout cela est bien différent aujourd'hui. Qu'est-il arrivé? Il est arrivé Facebook et Twitter, mon vieux. Facebook surtout, qui incline à l'émancipation individuelle, à l'affirmation des droits de l'homme et de la femme, et à l'avènement d'un islam modéré, tolérant, tout à fait soluble dans la démocratie.

Loin, très loin de cet islam primitif dont je viens de vous rebattre les oreilles, la rue égyptienne s'incarne aujourd'hui dans Waël Ghoneim, un jeune cadre de Google emprisonné pendant une douzaine de jours, dont le message (et les larmes) à sa sortie de prison ont galvanisé les jeunes manifestants égyptiens. Tellement loin de l'islam primitif que le jeune héros appelle cette révolution du peuple égyptien «la révolution Facebook». Et l'Occident de pleurer de bonheur avec Waël. Si c'est une révolution Facebook, si c'est Twitter qui a battu le rappel des jeunes Égyptiens qui ont fini par avoir la peau de Moubarak, voilà l'Occident complètement rassuré. Et ravi.

Vive l'Égypte libre. Vive Facebook. Vive Twitter.

Photo Reuters

Le jeune cadre de Google, Waël Ghoneim, est devenu une icône du soulèvement égyptien.