Même imparfaitement bilingue, je connaissais le mot faggot, je l'ai entendu souvent quand j'étais chroniqueur sportif, je l'ai vu écrit sur des pancartes dans des stades et des arénas du Canada et des États-Unis, je l'entends dans des chansons que j'écoute dans mon iPod - non, pas celle de Dire Straits dont tout le monde parle depuis hier, une autre, Pieces of You, de la chanteuse Jewel: You say he's a faggot, are you afraid you're just the same?/Faggot, faggot, do you hate him 'cause he's pieces of you?

Je connais le mot faggot (tapette), mais je ne connaissais pas le Conseil canadien des normes de la radiotélévision, encore moins sa section des Maritimes, qui vient de donner raison à une plaignante gaie de Terre-Neuve qui déplorait qu'une station locale ait fait jouer Money for Nothing, de Dire Straits, dans laquelle on entend : That little faggot got his own jet airplane/that little faggot he's a millionaire.

Ai-je bien compris que ce CCNR a surtout un poids moral et pas plus de pouvoir réel que notre Conseil de presse? Plus de 700 stations de radio et de télévision y adhèrent. Elles s'engagent notamment à faire état des décisions qui pourraient être rendues contre elles - et à ne pas récidiver, évidemment. Fixer la norme, donc, tirer une ligne entre ce qui est socialement acceptable et ce qui l'est moins. On repassera, cette fois, pour l'effet d'exemplarité : dès le jugement connu, plusieurs stations de radio au pays ont annoncé des émissions spéciales d'une heure au cours desquelles elles feront jouer en boucle des chansons dans lesquelles il est question de faggot, et pire... Ce n'est pas la matière qui leur manquera. La nouvelle a été reprise jusqu'en France (dans Libération) et, ici, quelques chroniqueurs s'en sont déjà amusés.

On ne parlera plus de l'incident dans deux jours.

Reste que, sur le fond, l'affaire est moins frivole qu'il n'y paraît, comme chaque fois qu'il est question de la norme. Chaque fois qu'il faut décider de ce qui est acceptable ou pas. Faggot ne l'est pas, bon. Tapette non plus. Vieux non plus. Aveugle non plus. Infirme non plus. Juif non plus, dans l'emploi qu'en fait Shakespeare dans Le marchand de Venise.

Nègre non plus, comme dans Les aventures de Huckleberry Finn, le grand classique de la littérature américaine dans lequel Mark Twain emploie 219 fois le mot nigger (et ses variantes). Oui: 219 fois. Un abruti s'est fait un devoir non seulement de les compter, mais de réécrire les aventures de Huck en remplaçant 219 fois le mot nègre par le mot esclave. Aux applaudissements ravis de quelques nonos comme lui? Pas du tout. Aux applaudissements ravis d'éditeurs, de censeurs, de critiques, de lecteurs. Un assez large consensus que je nomme le consensus hygiénique parce qu'animé par une incroyable volonté de propreté, voire de pureté.

Je reviens à la décision du Conseil canadien des normes de la radiotélévision pour y lire ceci, à propos de la chanson de Dire Straits: Le Comité note que cette chanson ne violerait aucune de ses normes si elle était CONVENABLEMENT MODIFIÉE (les majuscules sont de moi).

On modifiera ce qu'on voudra dans l'oeuvre de Dire Straits sans que cela me fasse un pli sur le ventre. Mais c'est le principe. Modifier des oeuvres à des fins d'hygiène sociale? Si on ôte cet innocent faggot à Mark Knopfler, imaginez ce que les censeurs rêvent de faire à Sade, à mon maître Louis-Ferdinand, à Genet (le faggot), à Nabokov, à Proust (le faggot demi-juif), à Hölderlin, qui annonça les nazis, à Joyce quand on aura décidé que l'illisibilité est une insulte au lecteur, et imaginez la taille de la feuille de vigne qu'on jettera sur L'Origine du monde, de Courbet.

C'est le principe, disais-je, le principe derrière cette «modification convenable», qui convient à une hygiène publique dont l'idée même qu'elle puisse exister, et qu'elle obéisse à des normes, est proprement affolante.

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Et encore, on n'a parlé jusqu'ici que de la norme langagière. Mais qu'on pense à toutes les autres normes, et en haut de la liste celles qui tournent autour de la santé et de ses sous-thèmes, la bouffe, l'activité physique. Pensez au discours du bon Dr Richard Béliveau, qui est à lui seul un Conseil canadien des normes de bonne santé. Ai-je dit canadien? Pardon, je voulais dire planétaire.

Pensez aux normes en éducation, tout particulièrement autour de «l'élevage» des petits enfants, l'allaitement devenu presque obligatoire, le discours des pédopsychiatres sur les garderies, ces abominables goulags de la petite enfance, et plus tard la norme absolue de l'estime de soi, qui nous donne, on s'en étonnera, des petits cons qui ont justement une très haute estime d'eux-mêmes.

Pensez à Pierre Lavoie, que j'ai entendu l'autre jour en entrevue parler de masse critique comme en parlent les professionnels du marketing -pression politique, pression médiatique, contrôle du discours, contrôle de l'agenda, et le troupeau suivra. Et suivra aussi l'hygiène publique, yé.

Nagez, pédalez, courez, ne mangez pas gras, allaitez vos enfants jusqu'à 12 ans et demi, ne dites pas faggot, ne dites pas nègre. N'oubliez pas, vous vous devez de contribuer à améliorer convenablement la société. Ce n'est déjà plus une question de morale, mais de bonne hygiène.