Il faudrait interdire de dire fif. Quelqu'un a dit cela à la radio l'autre jour. Il était question de l'homophobie à l'école. Un livre est sorti là-dessus, je crois. On convoque une directrice d'école, un psy, un spécialiste de la question, le gai de service et envoye donc : il faudrait interdire de dire fif.

Quand les gens ne savent pas quoi faire avec un problème, ils effacent le mot qui le désigne. Et voilà.

Ils ont déjà tenté la chose avec aveugle, sourd, handicapé. Pour fif, on comprend un peu leur idée, mais pour ces mots-là qui désignent des personnes avec un handicap, il n'y a rien à comprendre, sauf peut-être qu'il faut voir dans l'hyper-correction du langage une extension de l'hyper-moralisation de la société. Oui, je sais, on parle plutôt de l'hyper-poubellisation de la société. Vous devriez mieux

y regarder.

Bref, on a remplacé aveugle, sourd et autres handicaps, et même tout récemment décrocheur, par d'autres mots ou groupes de mots qui, pathétiquement, désignent exactement la même réalité, forcément ! La substitution se fait avec un certain succès parce que les gens ont autre chose à faire que de s'obstiner pour des niaiseries. Malentendant, dites-vous ? OK, malentendant. Persévérance, dites-vous ? OK, persévérance, pas décrochage.

Parfois, si ce n'était le refus de rejoindre le troupeau des bien-pensants, on serait presque d'accord avec le changement. Mongol, tenez. Mongol, dans le sens de mongolien et mongolisme. C'est devenu une insulte, le plus souvent amicale, mais une insulte quand même : t'es bien mongol, fais donc pas le mongol, etc.

Notez que «ne fais pas le fou» passe très bien. Fou n'a, curieusement, jamais été dans la ligne de mire des flics du langage. Comme nègre, tiens. Qui n'était pas une insulte. Qui l'est devenue dans la bouche des racistes. Je ne vois pas pourquoi je laisserais aux racistes - et aux bien-pensants qui les rejoignent dans leur désir d'épuration -, je ne vois pas pourquoi je les laisserais décider que nègre n'est pas assez noir.

Pour en arriver à fif, contrairement à tous les mots que nous venons de voir, fif n'a jamais été autre chose qu'une insulte. On ne disait pas aveugle, sourd, mongol, nègre avec l'intention de blesser le sourd, le mongol ou le nègre. Alors que fif veut blesser. Fif est un mot seulement pour faire mal.

Justement, me direz-vous, interdisons-le.

Vous êtes sourd ou quoi ? J'essaie de vous expliquer depuis tantôt qu'on n'interdit pas un mot, encore moins un mot-insulte qui est par définition un... interdit. On n'interdit pas un interdit. C'est ridicule.

Mais supposons. Supposons que, par magie, on y parvienne. Qu'est-ce que vous croyez ? L'envie de blesser le gai du voisinage ne disparaîtra pas avec les cent mots utilisés couramment pour le faire. On en trouvera d'autres. Chochotte, sacoche, choute... Vous allez voir qu'on va m'accuser de donner des idées. Je vous le répète : c'est pas les mots. C'est quoi, alors ? C'est le fond. Et on ne change pas le fond en changeant les mots.

Comment on change le fond ? Ça dépend le fond de quoi. Mais pour ça, pour la perception que les straight ont des homosexuels, ce n'est pas si difficile que ça. De toutes les ignorances, celle de la réalité homosexuelle est une des plus faciles à détricoter. Contrairement à l'ignorance de la culture, par exemple, à l'ignorance du goût, qui demandent un effort, celle-là ne demande qu'un peu d'amour de son prochain. OK, OK, pas d'amour. De curiosité, de préjugé favorable.

J'étais personnellement bien plus ignorant de la chose homosexuelle que les jeunes d'aujourd'hui, je viens d'une époque où le maire de Paris n'était pas gai. Un jour, assez tard dans ma vie, le début de la trentaine, j'ai entrepris un collègue gai. Il m'a tout expliqué. Comment il a su. Comment il s'est arrangé tout seul avec ça. Comment il s'est sorti du placard. La vie, le quotidien. L'amour, la cruise, la jalousie, l'amour, le cul. Comment ça marche, le cul ?

Les profs ont un grand rôle à jouer. Je serais prof, j'aurais un cours là-dessus. Bon, ce matin, les amis, on va parler des fifs. Si j'en avais un dans ma classe, je l'entreprendrais délicatement pour l'amener à parler aux autres, ou mieux aux parents des autres. Je les convoquerais, un mercredi soir, voici un enfant qui est dans la classe du vôtre, il a quelque chose à vous raconter.

Je rêve, pensez-vous. Les préjugés sont trop profondément ancrés pour ce genre de pédagogie à la bonne franquette. Comme ça, vous êtes comme les gens à la radio qui marchaient sur des oeufs, et tortillaient pour ne pas dire ce qu'ils pensaient : nous, on est corrects, mais les autres, ouf les autres, tous des beaufs. Le préjugé est énorme, c'est vrai, mais en même temps il est vide. Il est accroché à rien. Faut juste pas s'arrêter aux mots. Surtout pas se mêler de les interdire.

Des fois, je dis fif. Pas à n'importe qui. Pas n'importe quand. Pas n'importe comment. Je roule parfois avec un monsieur gai, médecin, sensiblement plus jeune que moi, plus en forme, plus «athlète» aussi. Il sera au marathon de Boston dans deux semaines où il vise autour de 3h15. Quand on monte Jay ensemble, il a la civilité de m'accompagner au lieu de flyer devant, ce qu'il pourrait faire aisément, et presque chaque fois, à 200 mètres du sommet, mongol comme je peux l'être, je me mets à sprinter pour arriver le premier au parking, en criant dans la montagne : si tu penses que je vais me laisser battre par un crisse de fif!

Il arrive en riant, mais c'est pas pour le faire rire que je le dis. C'est un mot de vieille complicité. Faut pas supprimer les mots. Faut les retourner comme des vieilles chaussettes et mettre son affection dedans.