25 décembre 1940. Noël numéro un. Mon premier Noël. J'avais 25 jours. Il pleuvait quand t'es né, m'a déjà raconté ma mère. La sage-femme a laissé son parapluie ouvert; ça porte malheur, un parapluie ouvert dans une maison. C'est pour ça que t'es comme ça.

Comme ça, comment?

Tu sais bien.

Non, je ne sais pas. M'as-tu fait un cadeau pour mon premier Noël?

Je venais de te donner la vie ; qu'est-ce que tu voulais de plus? C'était la guerre. Quand la mort est partout, la vie, c'est un sacré gros cadeau. Y'avait rien, même pas de lait dans mes seins. Tu pleurais tout le temps. Ton père était en grève, les fascistes couraient après. On crevait de faim et de peur.

Il neigeait à Noël, en ce temps-là?

Non, il ne neigeait pas. T'écoutes pas quand je te parle. J'arrête pas de te dire qu'il tombait de la merde, pas de la neige. La merde tombait du ciel, sortait de la terre. La merda, capisci?

NOËL NUMÉRO SEPT - Je dois avoir sept ans. Il pleut. C'est la veille de Noël ou peut-être l'avant-veille. On attend mon père à la gare. Il arrivait d'un de ces grands chantiers d'après-guerre, où il travaillait comme maçon. On ne l'avait pas vu depuis l'été. Mon père descend du train, nous aperçoit à la barrière, nous envoie la main. Il porte une petite valise. Il embrasse maman sur la joue. En chemin, maman lui donne des nouvelles de la rue, et énumère les travaux qu'il devra faire avant de repartir : récurer le puisard, creuser un autre silo pour les endives qui ont pourri. Ma soeur marche devant. Il ne pleut presque plus. C'est en traversant la place des Martyrs - je vous jure que c'est son vrai nom, des Martyrs - qu'il a lâché sa bombe : Je vous ai rapporté des cadeaux.

Des cadeaux ! À Noël, on avait des oranges et c'était tout. Des cadeaux?

C'est drôle, la mémoire ; la mienne en tout cas. Cotonneuse comme le rêve, elle retient souvent les détails et oublie l'essentiel. Je revois la valise ouverte sur la table de la cuisine, dedans son linge sale et une musette avec les reste du repas qu'il avait pris dans le train, du pain en miche, du saucisson, un litron vide. Il me donne mon cadeau ; j'ai beau me creuser, je me rappelle plus c'est quoi. Peut-être que je me trompe sur l'essentiel.

NOËL NUMÉRO 31 - C'était quelques jours avant de partir pour le Canada. J'habitais Paris, Picpus, ce coin-là. Je fumais des gitanes. La buraliste était causante, jolie aussi ; elle s'appelait Angèle. Des gitanes sans filtre, s'il vous plaît. Je peux vous demander quelque chose, devant mon mari, là? Allez-y. Est-ce que vous trouvez mes seins trop petits?

C'est pas possible qu'elle me demande ça. Je bafouille je ne sais plus quoi et je m'enfuis. Dans les jours qui ont suivi, j'ai pas arrêté de penser à ce que j'aurais pu lui répondre si j'avais eu un peu d'esprit. J'aurais dû répondre ça et ça et ça. J'y pensais encore dans l'avion qui m'amenait au Canada.

La première fois que je suis retourné à Paris, 10 ans plus tard, le même bureau de tabac. Un monsieur derrière le comptoir. Des gitanes sans filtre, s'il vous plaît. Angèle travaille toujours ici?

Elle est morte. Vous la connaissiez?

Avant de sortir, j'ai eu le temps d'entendre le client après moi dire : Quel temps pourri, on aura de la pluie pour Noël.

NOËL NUMÉRO 35 - Je dois avoir 35 ans. Il pleut comme vache qui pisse, les essuie-glace ne fournissent pas. Je roule sur la 40. Il y a encore des péages. Je vais à Saint-Sulpice réveillonner chez mon ami Bob. Dans l'auto il y a mes deux enfants, sept et huit ans. Il y a aussi ma fiancée de l'époque, si c'est bien celle que je crois - la mémoire encore ! L'essentiel encore ! Si c'est bien elle, c'était une toute nouvelle fiancée... J'étais un peu inquiet. En fait je freakais comme un fou ; elle était littérature-littérature, Bob à l'époque était plutôt Dolphins-Celtics. J'ai engueulé les enfants par avance, comme mesure préventive : Je vous préviens, je ne veux pas vous entendre chez Bob, c'est Noël, faites-moi pas chier.

Finalement, ça c'est super bien passé. Terrorisés, les enfants n'avaient pas dit un mot. Ma nouvelle fiancée non plus. Bob et moi, on a parlé des Celtics et des Dolphins toute la soirée.

NOËL NUMÉRO 69 - Ma fiancée, qui est plutôt douée aux fourneaux, mais parfois trop aventureuse, a raté ses bûches de Noël en s'aventurant, justement, dans une recette improbable. Sont pas ratées un petit peu, ses bûches : sont carrément pas mangeables. Tantôt, pendant qu'elle était partie faire des courses, j'en ai coupé une belle grande tranche que suis allé porter dehors, pour les oiseaux, sous le bouquet de sapins. Manquait juste un petit ruban pour que ça ait l'air d'un cadeau de Noël. Un cardinal est arrivé. Puis un geai bleu. J'avais relevé le rideau pour mieux les surveiller. Ils ont picossé dans la tranche en même temps. Ont relevé la tête aussitôt. Ouache, a dit le cardinal en agitant sa houpette. C'est vraiment dégueulasse, a ajouté le geai bleu. Puis m'ont regardé tous les deux, pleins de reproches. Regardez-moi pas d'même : c'est pas moi, crisse.

NOËL NUMÉRO 70 -J'écoutais la météo ces jours derniers ; elle annonçait quelques degrés au-dessus de zéro pour demain et un peu de pluie. Pourquoi pas du vélo comme cadeau de Noël?

Depuis la météo s'est dédite : la pluie sera de la neige. Ça ne marchera pas pour le vélo.

Alors comme cadeau, pourquoi pas un peu de silence? Le silence de la maison séquencé par le clac-clac de la porte de la chatière.

Le silence de la poésie, celle de Jacques Brault tiens, qui sourd comme du fond d'une tombe :

... et les choses ne disent rien elles frottent leurs paumes adoucies d'usure.