L'expression même - mur dans la tête -, si souvent reprise par les médias, énerve prodigieusement une majorité de jeunes Berlinois qui soutiennent que c'est là, justement, une construction médiatique qui ne recouvre plus aucune réalité.

J'aimerais bien aller dans leur sens, sauf que ce n'est pas ce que j'ai vu, ni senti ni compris de Berlin.

Il n'est même pas nécessaire d'aller dans la tête des gens pour se heurter à ce mur invisible. Il est partout dans Berlin. Dans l'architecture. Dans les objets. Dans la cuisine. Dans les vêtements. Dans la façon de marcher, de parler, d'être. Même dans la façon de désherber les terre-pleins des carrefours. Les herbes folles sont à l'Est.

Vingt ans plus tard, il y a toujours un Berlin-Est et un Berlin-Ouest. Il y a des Ossies et des Wessies. Ceux qui s'impatientent le plus de cette catégorisation sont souvent les mêmes qui, plus loin dans la conversation, se mettent à vous parler des conditions économiques différentes à l'Est, du chômage plus élevé à l'Est, d'un nationalisme plus virulent à l'Est qui nourrit la violence de groupes d'extrême droite, étiquetés Est.

Un mur intemporel et diffus mais qui imprègne profondément le tissu urbain de Berlin.

Christian est né à l'Est. Je vous l'ai présenté hier. Jeune homme ouvert sur le monde, il partait le lendemain pour Minneapolis, où il termine des études en économie. Christian avait 7 ans quand le mur est tombé. Quand je lui ai demandé s'il se sentait plus de l'Est que de l'Ouest, je m'attendais à ce qu'il proteste - ce qu'il a fait, sauf qu'il a ajouté: «Reste que je n'ai presque pas d'amis de l'Ouest.»

Christian aurait-il plus d'amis à NDG s'il était de Rosemont? Question tordue. Avant 1945, Berlin, contrairement à Montréal, n'était divisé ni par la langue ni par la culture. Avant 1945, Berlin était peuplé de Berlinois tous à peu près pareils. On y a tracé une frontière au lendemain de la guerre. Puis on a dressé ce mur de béton, qui est resté debout 28 ans. Et quand on a jeté ce mur à terre, surprise! Les Berlinois des deux côtés de l'ex-mur n'étaient plus pareils.

Du point de vue anthropologique, c'est quand même un peu troublant, non? On n'était pas, comme en Palestine ou même comme à Belfast, devant un mur qui sépare de toute façon deux communautés qui n'ont rien à voir et ne veulent pas se voir. Le mur de Berlin séparait absolument arbitrairement et artificiellement des citoyens semblables, conformes; séparait le cousin de la cousine, le voisin de la voisine.

Vingt-huit ans plus tard, on jette le mur à terre, et le cousin et la cousine ne se reconnaissent plus. Monika Hartung vit dans Charlottenburg, un beau quartier de l'Ouest. Je l'ai rencontrée à l'Académie des arts, à une superbe exposition de photographies prises en Allemagne de l'Est dans les années 80:

«Dans les premiers mois après la chute du mur, j'ai été sidérée de découvrir combien ces Berlinois, aussi berlinois que moi, étaient complexés. Des cousins de province hantés par l'idée de mal faire, mal dire. Et Dieu qu'ils pouvaient être naïfs! Particulièrement dans leur compréhension de la démocratie. Aujourd'hui, il ne leur reste, bien sûr, plus rien de cette naïveté, mais ils ont gardé de leur ancienne maladresse comme une raideur qui fait que je les reconnais à coup sûr dans la rue, dans le métro.»

Rita, l'amie de Monika: «Ils racontaient les horreurs qu'ils avaient vécues, mais ce qui me fascinait dans leur récit, c'était ce qui n'était pas des horreurs, cette sécurité sociale mur à mur, la qualité de leur éducation, les garderies, le nombre de femmes diplômées en génie. Ce qui me fascinait à l'époque m'agace terriblement 20 ans après. Ce qu'on appelle l'ostalgie et qui commence souvent par cette phrase: tout n'était pas mauvais...»

Christoph est le gérant du magasin qui loue des vélos juste à côté de mon hôtel, au bout de la Karl-Marx Allee dans Friedrichshain. Il avait 40 ans quand le mur est tombé. Il s'est précipité à Checkpoint Charlie dès le lendemain: «J'ai pleuré et pleuré en écoutant le discours de Helmut Kohl. La plus grande émotion de ma vie. Je ne m'ennuie pas du tout de «ce qui était bien à l'Est» parce que, de toute façon, ce «bien» baignait dans la terreur. Mais je ne suis plus capable, non plus, du regard des Wessies qui, depuis 20 ans, me voient comme un trou de cul qui a raté sa vie.»

C'est ce que me soulignera aussi Peter, ingénieur qui a grandi à l'Est: les Allemands de l'Ouest ont trop fait rejaillir la faillite du système communiste sur ceux qui en étaient prisonniers.

Éclairant aussi cet incident en deux mouvements. Un soir j'allais souper avec Laurent (un collègue de Radio-Canada) et sa femme. On était dans l'ancien Berlin-Est, on marchait sur le trottoir, on parlait peut-être un peu fort comme on le fait quand on parle sport, quand on s'est rendu compte qu'il y avait un type derrière nous qui nous insultait: Hau (décrisse)! Sprich doch deutsch (parlez donc allemand)! Il nous a presque bousculés en nous doublant. Un con. Y en a partout. Sauf que - et c'est là le second mouvement - j'ai raconté cet incident à plusieurs Berlinois de l'Ouest que j'ai rencontrés par la suite, et les commentaires qu'ils m'ont faits sur les Berlinois de l'Est, en écho à mon anecdote, ne sont pas loin des commentaires qu'on pouvait un temps obtenir sur les musulmans du côté de Hérouxville.

On voit par là que les murs, comme la petite vérole, laissent de vilaines cicatrices. Sans parler d'effets pervers auxquels on n'avait pas pensé. Pendant 28 ans, le mur a caché aux Allemands de l'Est la démocratie, la liberté, le bonheur. Qu'est-ce que vous pensez qu'ils ont fait, les Allemands de l'Est? Ils ont rêvé la démocratie. Ils ont rêvé la liberté. Ils ont rêvé le bonheur.

Le mur est tombé et bon, on le sait, le rêve n'est jamais focus avec la réalité. Au point où quelques-uns, cyniques sûrement, disent qu'il faudrait peut-être refaire le mur pour qu'ils se remettent à rêver.

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L'ostalgie en chiffres

Statistiques tirées d'un sondage de l'Institut Emnid publié dans le quotidien Berliner Zeitung le 26 juin 2009.

> Des 1208 Ossies (Allemands qui vivaient à l'Est) sondés, 49% sont d'opinion «qu'il y avait des problèmes, certes, mais qu'ils vivaient plutôt bien en Allemagne de l'Est avant la chute du mur». Il faut ajouter, à ces 49%, 8% de très ostalgiques, qui affirment, eux, qu'ils y étaient beaucoup plus heureux, que c'était beaucoup mieux à l'Est que dans l'Allemagne réunifiée d'aujourd'hui.

> À l'inverse, les trois quarts des Allemands de l'Ouest sondés pensent que les aspects négatifs l'emportaient largement.

> Le chômage dans les anciens «lands» de l'Est est actuellement de 13,2%, pour 7% à l'Ouest.

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Claire

Après un bac en philo, Claire rencontre un Allemand en stage à Québec, l'épouse, le suit en Allemagne. Le mari meurt quand leurs deux enfants sont encore petits. Claire a aujourd'hui 60 ans, dont presque 40 passés à Berlin. Elle a perdu sa nationalité canadienne en devenant allemande. Fonctionnaire municipale (bibliothécaire), elle roule en petite Peugeot rouge mais, en fait, est toujours à bicyclette, pour aller travailler comme pour aller en balade autour de Berlin, ce qu'elle s'apprêtait à faire le lendemain de ma visite.

Elle vote vert, vit vert dans un quartier vert (Wilmersdorf) en plein centre-ville, où elle cultive un jardin à deux minutes de son appartement.

Je raconte dans le premier papier de cette série que, le soir où le mur est tombé, elle fêtait l'anniversaire de sa fille chez elle, à Berlin, que c'est sa mère, de Montréal, qui lui a appris au téléphone que le mur était en train de tomber.

Avant que le mur tombe, Claire allait souvent à l'Est, où elle avait une amie.

«Nous, de l'Ouest, pouvions assez facilement aller à l'Est. On y était accueillis comme des chiens, on s'y faisait rançonner, il fallait repasser le mur avant minuit, mais c'était facile. Cette amie que nous allions visiter habite maintenant près de chez moi. Chaque fois que je vais la voir, j'ai un flash: je me revois arriver chez elle à l'Est. Tout était gris, une sourde angoisse nous étreignait, mes filles avaient peur. Elles ne savaient pas trop de quoi, mais elles avaient peur.

«Ne croyez pas les gens qui vous diront que tout cela n'a pas laissé de traces, de divisions.

«Une anecdote toute récente: j'étais justement avec cette amie à une terrasse, on avait pour voisins de table deux Allemands de l'Est qui parlaient du voyage qu'ils venaient de faire...

Comment saviez-vous qu'ils étaient de l'Est?

Cela se voit et cela s'entend! Bref, je leur dis gentiment que de les entendre me donne envie de voyager. L'un d'eux m'a alors répondu plutôt bêtement: ouais, finalement, c'est le seul avantage que la chute du mur nous aura apporté: la possibilité de sortir.»

Croyez-moi, le mur n'a pas fini de tomber. Suffit de sortir de Berlin. L'ancien Est est là, à une heure de train, figé dans ses usines abandonnées, dans ses coopératives agricoles en ruine, dans la bouffe ordinaire des restos, mais aussi dans sa campagne magnifique, pas encore défigurée par le «progrès».

J'ai refait avec Claire le court voyage qu'elle a fait le surlendemain de la chute du mur au pont de Glienicke, sur la Havel, qui sépare Berlin de Potsdam, appelé «le pont aux espions» parce qu'on y faisait les échanges d'espions et de diplomates.

L'endroit est magnifique, lisse, plongé dans la verdure et l'oubli.

Photo: Archives La Presse