Un dimanche après-midi d'août très doux dans Friedrichshain. C'était un quartier ouvrier du temps de Berlin-Est. Il en reste quelques ateliers, des friches où pousse l'ortie. La colonie artistique s'est installée ici quelques années après la chute du mur, quand Mitte est devenu trop cher. En cours de gentrification, Friedrichshain est maintenant trop cher aussi, les poussettes des jeunes couples repoussent plus à l'est ce qu'il reste de rastas et de hippies.

En se laissant glisser par des petites rues, on finit par arriver à la rivière (la Spree) et au mur. Le plus long tronçon conservé: 1,3 km entre la Ostbahnhof et le pont rococo de l'Oberbaumbrücke.

Le mur, ici, est devenu une fresque appelée East Side Gallery. Peinturluré sur sa longueur, le mur. La niaiserie gothique a recouvert l'horreur. Le touriste pullule, évidemment. Justement, devant un portrait assez réussi du dissident Sakharov, un tata se fait prendre en photo en faisant semblant d'entrer son doigt dans la narine du dissident. Je l'applaudis. Il me fait le signe de la victoire. Moi aussi, mais d'un seul doigt.

Sauf pour le célèbre et dégoûtant baiser de Brejnev à Honecker - deux vieilles bouches molles qui mêlent leurs baves comme deux limaces qui copulent -, le reste du mur est une dégoulinade d'un kilomètre et demi de bons sentiment sur le thème de no more war, no more wall. Ben tiens, c'est sûr. Faudra en parler aux Palestiniens.

Quelques vrais messages d'amour quand même. Hi mom. Ludwig aime Anna. Des portraits incongrus. Que font là Juliette Binoche? Jean Reno?? Susan Vega??? Un peu plus loin, l'«oeuvre» d'un artiste québécois soulignée d'un retentissant «Je me souviens» semble faire écho à un slogan en français voisin: Fais-toi pute.

Le mur lui-même: huit pieds de haut. En béton armé. Pas très épais et, dans sa minceur même, et dans sa réduction à une prétendue oeuvre d'art, tellement faux et si loin de la mémoire...

Étonnant que cette ville qui cultive si sensiblement sa mémoire - le musée juif, le mémorial de l'Holocauste - étonnant qu'elle n'ait pas gardé en quelque endroit une section du mur en son réel état de malheur. Le mur ne dit rien sans cette bande de terrain nu d'un centaine de mètres qui empêchait les Allemands de l'Est d'en approcher. Sans les barbelés, les miradors, le chemin de ronde, les chiens. Il eût fallu avoir l'audace de garder en pleine ville une section qui témoignât, dans toute sa profondeur, de cette architecture de la terreur.

Au bout du mur, face à la Ostbahnhof, le mur s'accote à un autre mur, innocent celui-là, qui ceint un petit secteur industriel. La nuit, les deux murs se racontent des histoires de murs: une fois, c't'un gars de l'Est qui voulait aller à l'Ouest, raconte le mur. Une fois, c't'un cadre moyen qui allait nulle part, raconte le mur qui protège les tours à bureaux.

De l'autre côté du mur, il y a la Spree, ses installations portuaires. Sur les berges, des gens se font bronzer. De ce côté-là, le mur est propre de graffiti, sauf un, court, mais en lettres immenses.

Qu'est-ce que cela veut dire, madame?

Elle a levé les yeux au-dessus de son livre. Cela veut dire: shit.

Je suis assez d'accord.

* * *

On trouve une autre section du mur plus courte (200 mètres) et plus authentique sur Niederkirchner. Le mur, cette fois, est conservé comme pièce de musée, le sens surgit de sa nudité, de l'oubli qui menace, du crépi qui s'écaille en évoquant l'oubli. Le sens surgit surtout du fait que le mur ici longe l'édifice qui abrita l'administration des polices secrètes nazies, SS et Gestapo - c'est là que fut planifié l'Holocauste. Le mur fait ainsi le lien entre les deux totalitarismes qui se sont succédé pour étouffer Berlin, comme si le monstre nazi, avant d'être écrapouti sous les bombes des alliés, avait eu le temps d'enfanter un autre monstre.

À cinq minutes à pied de là - à Berlin, l'Histoire est toujours à cinq minutes à pied - changement total de décor et de ton: Checkpoint Charlie. Youppi. Là encore, on s'y marche sur les pieds entre touristes du monde entier. Checkpoint Charlie ou la guerre froide revisitée façon Disney: reconstitution du célèbre point de passage avec une guérite en plein milieu de Friedrichstrasse, figurants déguisés en gardes-frontières, musée-piège-à-cons, cartes postales, sous-vêtements Chekpoint Charlie. Les guides bonimentent avec un tel triomphalisme qu'on jurerait que c'est eux qui viennent tout juste de faire tomber le mur. Celui-là, en français, concluait: et le mur est tombé, et la liberté a gagné. Poil au nez, j'ai dit en passant à côté. Il ne m'a pas trouvé drôle. Je l'étais pourtant.

 

* * *Le mur encore, plus au nord, dans le quartier de Mitte, sur Bernauer Strasse. Plus que le mur lui-même, sa représentation dans une immense paroi d'acier, à côté d'un mémorial du mur, d'une chapelle de la réconciliation et d'une autre exposition. On vient tanné. Je suis plutôt allé m'asseoir dans le cimetière Sainte-Sophie, que longeait le mur. Cela n'a pas fait un pli aux morts de passer 28 petites années de leur éternité à l'Est. Ce fut plus compliqué pour leurs parents qui habitaient de l'autre côté de la rue, à l'Ouest, et qui devaient demander chaque fois «un laissez-passer de tombes» pour aller fleurir leurs morts.

Le silence à l'ombre des tilleuls, passe un vieux monsieur avec une jeune fille. Pardon, monsieur...

Étiez-vous là quand ils ont construit le mur, dans la nuit du 13 août 1961?

Il m'a répondu que, comme en d'autres endroits de Berlin, ils n'avaient pas construit le mur cette nuit-là. Ils avaient seulement dressé une clôture de barbelés pour empêcher les maçons qui allaient construire le vrai mur les jours suivants de se sauver.

C'est seulement en relisant mes notes, le soir, à l'hôtel, que la folie de la chose m'a frappé: en somme, un premier mur pour empêcher ceux qui allaient construire le second de se sauver. Mais alors? Rien pour empêcher les premiers de fuir? Ou un autre mur encore? Et un autre? Et un autre? Saisi d'une frénésie de murs, j'en ai dessiné 2756 dans mon carnet.

Vous comptez les moutons, vous? Moi, depuis Berlin, je dors-béton en comptant les murs: 2751, 2752, 2753...

* * *

Christian

Il m'avait donné rendez-vous dans Prenzlauer Berg, sur Kastanienallee. Il parle québécois comme vous et moi, surtout vous. Il n'a pourtant étudié qu'un an à l'école internationale à Saint-Hubert à la suite d'un échange d'étudiants. Depuis, il est fou du Québec, sa seconde patrie qu'il visite aussi souvent que possible. Grand fan de Desjardins, de Leloup (première mouture) dont il joue des tounes avec son petit orchestre à Berlin. Il lisait aussi mes trucs dans La Presse.

Vingt-sept ans. Né dans une tour du mauvais côté du mur, sept ans avant qu'il ne tombe. Marzhan, ça s'appelle. Par hasard, j'y étais allé la veille. Un assez joli petit village regroupé autour de son église... Mais non, proteste-t-il, ça c'est Alt Marzhan, as-tu remarqué les tours tout autour? Je suis né là-dedans.

Papa et maman ingénieurs, il partait le lendemain pour les États-Unis mais il est allé voter social-démocrate avant... «faute de mieux», sourit-il en coin en ajoutant: «Je vote social-démocrate un peu comme les gens qui votent pour le PQ au Québec en regrettant que le PQ soit si pute, si peu social, si peu vert, si peu toutte quand il est au pouvoir.» Il a bien dit: «toutte».

Il trouve que Montréal est une ville incroyable mais quand même pas aussi incroyable que Berlin qu'il aime à la folie. Il trouve le reste de l'Allemagne un peu plate: quand je vais à Cologne ou à Munich, je m'emmerde comme toi quand tu vas à Victoriaville. C'est lui qui le dit, moi je n'oserais jamais comparer Munich, encore moins Cologne à Victoriaville.

Il avait 7 ans le jour où le mur est tombé. Il ne fait plus la part de ce qu'on lui a raconté et de ce qu'il se rappelle vraiment. «Je me souviens que peu de temps avant ma mère allait à des manifestations à Alexanderplatz, je m'en souviens parce qu'on en parlait beaucoup. On n'est pas tout de suite allés à l'Ouest. Mes parents avaient peur qu'ils changent d'idée et se mettent à tirer. Regarde les photos des célébrations du 9 novembre 1989, il n'y a pas d'enfants. On a traversé à l'Ouest le 12. J'avais le front collé contre la vitre de la Wartburg, c'est l'autre voiture de l'Allemagne de l'Est. Il y avait la Trabant et la Wartburg. Après la chute du mur, mes parents ont perdu leur travail et se sont séparés. Ils habitent toujours à l'Est, pas loin de là où ils vivaient avant.»

Il a vu Good Bye Lenin! - film culte sur Berlin-Est - au cinéma Atwater durant sa période montréalaise: «J'en ai été troublé pendant plusieurs jours. Étrange sentiment: me faire raconter ma propre histoire, dans un centre commercial, un dimanche après-midi, au Québec, t'sais, je veux dire?»

Photo: Reuters