Durant 30 ans, la Stasi, la police politique de l'Allemagne de l'Est, a porté la délation à un point de systématisation encore jamais atteint par aucune police. À la chute du mur, on a découvert dans les archives de la Stasi 4 millions de dossiers. Quatre millions de citoyens ordinaires étaient surveillés, la plupart par leur voisin, parfois par leurs propres enfants, leur propre femme. Plus de 300 000 délateurs. L'anecdote la plus pétrifiante, pétrifiante dans sa banalité même, m'a été racontée par Walter, à la cafétéria des championnats du monde d'athlétisme, où il était bénévole:

C'était trois ou quatre ans avant la chute du mur. Je revenais de travailler. Deux policiers en civil sont sortis d'une voiture, m'ont rejoint avant que j'entre dans mon bloc. Vous êtes M. Meyer? Je n'ai pas eu le temps de répondre. Une femme penchée à une fenêtre, une femme que je saluais dans les escaliers, a crié: C'est lui, c'est lui.

 

Que vous voulaient-ils?

Dieu merci, rien. Une erreur. Ils m'ont laissé filer presque tout de suite en me disant c'est vrai, tu n'as pas commis de crime... pour cette fois. J'ai demandé ce que voulait dire «pour cette fois». Ils m'ont répondu de ne pas faire le malin.

L'histoire de Christian concerne son grand-père.

Mon grand-père était un citoyen modèle, le régime le citait en exemple, l'honorait: meilleur ouvrier de l'année, médaille de ceci, de cela. Il était camionneur et avait le droit de se rendre à l'Ouest. Une fois, il était allé en Italie mener des voiliers pour une compétition à laquelle devaient prendre part de athlètes est-allemands. Ils étaient deux dans ce camion. Le second chauffeur était le grand ami de mon grand-père et de toute notre famille.

Après la mort de mon grand-père, ma grand-mère a eu la curiosité d'aller voir s'il avait un dossier à la Stasi. Depuis la chute du mur, tout citoyen qui en fait la demande officielle peut avoir accès à son dossier. Première surprise de ma grand-mère, son modèle de mari avait bien un dossier à la Stasi. Seconde surprise, c'est le grand ami de mon grand-père et de la famille qui l'espionnait.

Dans un de ses rapports, l'ami écrit que mon grand-père est correct dans l'ensemble mais qu'il ne mérite pas d'être récompensé comme citoyen modèle parce que, au retour de ce voyage en Italie, il s'est arrêté à Munich pour aller prendre une bière chez des parents.

Tout le climat de l'Allemagne de l'Est tient dans ce minable mouchardage.

Il faut absolument voir La vie des autres, ce très grand film qui raconte l'histoire d'un capitaine de la Stasi qui épiait un écrivain et sa femme comédienne, film tourné en partie dans les bureaux même de la Stasi et à sa prison de Hohenschönhausen. Ce qui est beaucoup moins connu, c'est que le comédien qui jouait le rôle du capitaine de la Stasi, Ulrich Mühe, qui vivait à l'Est dans la vraie vie, Mühe a publiquement accusé sa femme de l'époque de l'avoir espionné pour la Stasi...