M. Hunter Harrisson, PDG du Canadien National: 13,3 millions par année. M. George Cope, PDG de BCE: 10,7 millions par année. M. Pierre Beaudouin, Bombardier: 4,9 millions. M. Jacques Lamarre, SNC-Lavalin: 5,5 millions. Mes patrons, les fils Desmarais, André et Paul Jr: 4 millions chacun.

Ça vous énerve, hein?

Pas moi. Ce que gagnent les grands de ce monde, qu'ils jouent au hockey ou dans des films ou qu'ils dirigent des entreprises, ne m'a jamais indigné, ni ébahi, ni intéressé, ni rien. Je ne les admire pas, ni ne les envie, ni ne les hayis. J'hayis seulement, parfois, leur suffisance, ce sentiment de supériorité que donne parfois la richesse.

Mais leur salaire ne me dérange en rien. Cela changerait quoi, qu'ils gagnent moins? D'après vous, cela permettrait de relever le salaire minimum? De mieux payer les enseignants, les infirmières, les employés des garderies, les travailleurs du secteur manufacturier, d'éviter que leur usine ferme?

Le président de la Banque Nationale, M. Louis Vachon, gagne 5,2 millions par année (salaires et primes). Mon amie Yvette P., conseillère en placements stratégiques dans une succursale de la Banque Nationale à Laval, gagne 56 000$. Si demain M. Vachon décidait de se contenter d'un salaire d'un demi-million au lieu de cinq, combien gagnerait mon amie Yvette P. l'année prochaine? 56 000$.

C'est affaire de morale, me dites-vous. Je vous l'ai déjà dit: je n'ai aucune morale. C'est ce qui nous différencie: vous en avez plein, j'ai vu combien vous avait réjouis cette incroyable bonne nouvelle que M. Sabia, le patron de la Caisse de dépôt, avait renoncé à ses bonis. Moi? Pas un pli.

Cela me rappelle un truc. Il fut un temps où, quand on parlait des dépenses de l'État, rebondissait toujours un crétin quelque part pour réclamer l'abolition du Sénat. Ouais, à quoi ça sert le Sénat? Abolir le Sénat revenait quasiment à effacer la dette du Canada. Je trouve que les discussions sur les salaires des chefs des grandes entreprises nous distraient de la même façon, distraire au double sens d'amuser et de détourner du sujet principal. Ici, la crise économique.

L'autre grand sujet de distraction depuis l'été dernier, depuis le début de la crise: les affaires, les manoeuvres douteuses, les milliards évaporés, les escrocs. Je viens de vous le dire, je n'ai aucune morale: ce ne sont pas les escrocs qui me tapent sur les nerfs, ce sont les benêts, les vertueux analystes de la scène économique qui tombent des nues: comment est-ce possible? Honte à eux! En prison, les escrocs!

Ça vous énerve, hein, les vilains escrocs? Ça vous énerve, les salaires des magnats de la finance?

Moi, c'est vous qui m'énervez. Vous êtes en train de croire que la crise économique est la faute de ces bandits de financiers, de ces impudents de banquiers, voire de ces super-patrons qui s'octroient des salaires indécents.

Il ne vous vient pas à l'idée que ce n'est là que la broue qui cache le fond du chaudron. Vous vous rappelez le communisme toujours en butte au révisionnisme? Au déviationnisme? L'idéologie elle-même, dans ses principes, dans sa logique, dans son intégrisme, l'idéologie communiste n'était jamais en cause. Si elle traversait des crises, c'était la faute des délinquants. Combien en a-t-on fusillé? Aveuglement qui a perduré jusqu'à l'effondrement même de l'idéologie communiste.

Que nous dit-on aujourd'hui du capitalisme? Que l'idéologie, dans ses principes, dans sa logique (le marché), bref, dans son intégrisme, n'est pas en cause. Si le capitalisme traverse une crise, c'est la faute des financiers, des banquiers, des patrons qui se paient de trop gros salaires. C'est la faute des délinquants. On devrait les fusiller.

La crise a été déclenchée par des banquiers américains qui ont consenti des hypothèques à risque très élevé. Aujourd'hui on dit «trop» élevé. Facile. Vous n'auriez trouvé aucun économiste au moment où cela se faisait pour juger la manoeuvre délinquante. Ces banquiers prêteurs n'étaient pas des bandits. Ce que j'ai compris de ces hypothèques à risque (les subprimes), c'est qu'elles sont une sophistication du système, pas du tout sa dénaturation. Une surcapitalisation du capital tout à fait dans la logique du... capital. Si j'osais un rapprochement risqué avec un procédé littéraire connu, je dirais que les subprimes sont une mise en abyme du capital: le capital dans le capital, dans le capital, dans le capital.

Pas une malversation. Pas une panne. Pas une erreur. L'idéologie même, dans son essence. Et par là son échec même, dans son essence aussi. Son effondrement.

Bien sûr, ce n'est pas ce qu'on dit. Ce qu'on dit? On dit dormez braves gens, dormez, on s'occupe à réparer l'avarie. À mettre en prison les délinquants. À montrer du doigt les patrons qui gagnent trop d'argent.

On vous dit que M. Sabia a renoncé à ses bonis. Yé. On l'applaudit.

On vit des temps extraordinaires, je vous le répète souvent. Je viens d'évoquer à tort dans cette chronique l'effondrement de deux idéologies, le socialisme et le capitalisme; à tort parce qu'on serait plutôt en train de les marier.

M. Obama qui refinance les banques et les grandes industries à coups de mille milliards et de mille milliards, c'est du socialisme. Mais si. C'est l'argent de tous les citoyens: le principe même de la solidarité.

Et quand on sera sorti de la crise, eh bien! Le capitalisme reprendra tous ses droits par la privatisation des profits.

Le socialisme pour sortir de la crise. Le capitalisme pour y retourner.

Le meilleur des deux mondes.