En fin d'après-midi hier, la démarche assurée et le regard confiant, Terry Francona est entré dans la salle d'entrevue du Rogers Centre. Le gérant des Indians de Cleveland est aujourd'hui âgé de 57 ans. Ses traits sont ceux d'un homme mûr, mais ses yeux ont conservé leur étincelle du début des années 80, lorsqu'il était un favori des partisans des Expos.

Choix de premier tour des Z'Amours en 1980, le jeune Terry a atteint les majeures moins d'un an plus tard. Le matin du 19 octobre 1981, sa photo était à la une de la section Sports de La Presse. Non, il n'avait pas réussi un coup sûr victorieux ou un jeu défensif exceptionnel. Mais durant l'interminable attente de trois heures précédant l'annulation du match de la veille, il avait diverti la foule en glissant tête première sur la toile protectrice recouverte de flaques d'eau.

La jeunesse, la fougue et le bonheur de vivre de Francona se fusionnaient dans cette image unique, dernier moment amusant de cette saison des Expos. Quelques heures plus tard, Rick Monday claquait un circuit en neuvième manche pour donner le championnat de la Ligue nationale aux Dodgers de Los Angeles. Ce fut le fameux «Blue Monday», jour où les espoirs des Expos de participer à la Série mondiale ont pris fin.

- Tu te souviens de cette glissade, Terry?

- Oh, oui... On voyait déjà que j'ailais être gérant, non?

Francona sourit en lançant cette réplique ironique, amusé qu'on lui rappelle ce souvenir 35 ans plus tard. «C'est Larry Parrish qui m'a obligé à le faire», ajoute-t-il, évoquant l'ancien troisième-but des Expos. «Sinon, il allait me donner un coup de poing en plein ventre! J'étais très jeune à l'époque...»

On l'oublie aujourd'hui. Mais Francona, avant de devenir le superbe gérant qui a mené les Red Sox de Boston à leur première conquête de la Série mondiale en 86 ans, était un fabuleux espoir. Issu d'une famille de baseball - son père Tito a joué 15 saisons dans les majeures -, il jouait avec une passion que les fans des Expos admiraient. Sur le terrain, Francona semblait franchement s'amuser.

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Hélas, Francona n'a pas connu la carrière espérée. Deux blessures graves au genou ont mis fin à son rêve de briller au plus haut niveau. La première est survenue en juin 1982 et la seconde, exactement deux ans plus tard. À cette époque, comme le rappellent Marc Robitaille et Jacques Doucet dans leur histoire des Expos, la moyenne au bâton de Francona était de ,346, la deuxième de la Ligue nationale.

Terry Francona s'est aligné avec quatre autres équipes après avoir quitté les Expos au printemps 1986. Mais il n'a jamais retrouvé sa touche.

«J'avais les mêmes buts que tous les autres joueurs, soit gagner le championnat des frappeurs, toucher de bons salaires et me retirer au moment où je le voudrais, ajoute-t-il. Mais j'ai été blessé si tôt dans ma carrière que mes objectifs ont changé. Très vite, je suis devenu un joueur tentant de conserver son poste comme frappeur suppléant ou spécialiste de la défense en fin de match. Et ç'a été dur pour moi.»

Avec le recul, Francona estime que ces blessures ont contribué à faire de lui un meilleur gérant. «Ça m'a permis de voir le baseball d'une manière différente.»

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On ne saurait trouver deux équipes plus différentes que les Blue Jays et les Indians. Les premiers misent sur les coups de circuit; les seconds savent aussi cogner la longue balle, mais leur jeu montre d'autres dimensions. Ils sont rapides sur les sentiers et misent sur l'abc du baseball pour croiser le marbre, comme Francona le faisait lui-même.

Un jour, avec les Expos, il a déposé un amorti avec trois coureurs sur les buts: coup sûr et point produit! L'initiative a surpris la défense des Cards de St. Louis... et aussi Jim Fanning, le gérant des Expos!

Francona est un dirigeant proche de ses joueurs. À sa dernière année avec les Red Sox, en 2011, des vétérans ont tiré avantage de sa gentillesse et la saison s'est mal terminée. À Cleveland, la lune de miel en est à sa quatrième année. Hier, par exemple, le jeune lanceur Ryan Merritt l'a suivi sur la tribune pour répondre aux questions des journalistes. Francona est resté pour l'écouter, une marque de respect et d'affection.

«Je suis fier de notre équipe. Je suis fier de la manière dont les gars jouent. Et de la façon dont ils se comportent. La semaine dernière, nous avons lancé le fonds Larry-Doby. Il s'agit sans doute du plus grand moment de ma carrière. Et c'est avec ce groupe-là qu'on l'a fait.»

Doby, premier joueur afro-américain de l'histoire des Indians, a été un précurseur, atteignant les ligues majeures peu après Jackie Robinson en 1947. Il est mort en 2003 après une extraordinaire carrière, marquée par des séjours comme instructeur chez les Expos dans les années 70.

Le fonds Larry-Doby, dont la dotation initiale de 1 million a été réunie auprès des Indians et de tous les membres de leur organisation (personnel administratif, entraîneurs, joueurs), vise à aider la jeunesse de Cleveland.

Dans le baseball majeur, les Indians de Cleveland constituent un petit marché. Leurs succès, Francona les attribue aux membres de l'équipe de direction menée par Chris Antonetti, président des opérations baseball. «Ils font plus avec moins», dit-il.

Avec raison, les Blue Jays sont l'équipe de l'heure au Canada. Mais leurs rivaux de Cleveland forment aussi un très beau groupe. En bonne partie grâce à Francona, dont l'amour du baseball ne se dément jamais.