En janvier 1972, seul dans son minuscule bureau de l'Olympia de Detroit, Gordie Howe s'ennuie profondément.

Ayant enfilé le chandail rouge et blanc des Red Wings une dernière fois au printemps précédent, cette transition vers sa deuxième carrière est frustrante. L'organisation l'a nommé vice-président aux relations publiques, un titre prestigieux. Mais dans les faits, on compte uniquement sur lui pour représenter les Red Wings dans des banquets.

Howe, pour reprendre son expression, se sent « vice-président d'un bureau vide ». Il rêve pourtant d'être consulté pour les décisions hockey. Malgré ses 25 années d'exploits dans la Ligue nationale, on ne lui donne pas cette occasion. Observateur attentif des événements, Maurice Richard analyse l'affaire dans sa chronique de l'hebdomadaire Dimanche-Matin.

« Le cas Gordie Howe est un peu comme le mien », écrit le Rocket, rappelant son malheureux séjour au sein de la direction du Canadien au début des années 60. « J'ai gardé mon poste quatre ans, ce qui, selon moi, était une grande preuve de ma patience. N'en pouvant plus, j'ai alors démissionné. [...] Un homme d'action, Gordie Howe ne pourra pas moisir derrière un pupitre. Et j'ai l'impression qu'il laissera tout tomber avant bien des lunes. »

Le Rocket, sans être un proche de Howe, devine les sentiments habitant son ancien rival. Les deux hommes partagent ce caractère d'acier : passion viscérale pour le hockey, désir profond de gagner, sincérité du coeur...

Longtemps les deux plus grandes vedettes de leur sport, Howe et Richard se sont livré des luttes épiques. « Les Red Wings n'aimaient pas les Canadiens et les Canadiens ne nous aimaient pas », écrit Howe dans son autobiographie. « Nous respections leur talent, mais tout semblant d'affection s'arrêtait là. Si vous marchiez vers le Rocket, il traversait la rue pour être sûr de ne pas parler à l'ennemi. »

Ses minuscules responsabilités ajoutent à l'inconfort de Howe envers les Red Wings. Il demeure ébranlé par une découverte survenue à l'automne 1968. Bobby Baun, nouveau membre de l'équipe, lui apprit alors que quelques joueurs de la LNH étaient mieux payés que lui. La nouvelle le stupéfia. En fait, apprit-il plus tard, il n'était même pas le plus haut salarié des Red Wings : Carl Brewer touchait une somme supérieure.

Furieux, Howe demanda à Bruce Norris de hausser son salaire de 45 000 à 100 000 $. Le propriétaire des Red Wings accepta sans discussion, prouvant ainsi à Howe que Baun avait dit vrai. Et il regretta de ne pas avoir exigé davantage.

« Je ne veux même pas penser aux sommes perdues par ma famille en raison de ma confiance envers la direction de l'équipe. Ce n'était pas seulement une question d'argent. Je me suis senti trahi », avait déclaré Gordie Howe, des années plus tard.

Heureusement, une immense surprise allait bientôt ensoleiller la vie de Howe. Ce rebondissement contribuerait à changer à jamais le hockey professionnel.

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Au printemps 1973, les Marlboros de Toronto remportent la Coupe Memorial, plus haute distinction du hockey junior canadien. L'équipe aligne deux fils de Howe : Marty, 19 ans, et Mark, 18 ans.

À l'époque, seuls les joueurs de 20 ans sont admissibles au repêchage de la LNH. Mais cette politique ne lie pas l'Association mondiale de hockey (AMH), qui a brisé le monopole du vieux circuit un an plus tôt.

Le jour du repêchage, les Aeros de Houston sélectionnent Mark au premier tour, provoquant ainsi une tempête dans le hockey. L'ordre établi est brisé. Même au sein de l'AMH, l'initiative ne fait pas l'unanimité. Des propriétaires craignent les répercussions sur le hockey junior, avec qui ils entretiennent de forts liens.

Gary Davidson, président de l'AMH, tranche rapidement : les Aeros peuvent repêcher qui ils veulent. Cet avocat américain, créatif et frondeur, n'est guère ému par les impacts potentiels sur le hockey junior canadien. Son objectif est simple : mener une lutte sans merci contre la LNH.

Doug Harvey, ancien capitaine du Canadien, joue un rôle décisif dans l'affaire. Travaillant pour les Aeros, c'est lui qui a convaincu l'organisation de montrer cette audace.

Dès le lendemain, Clarence Campbell appelle Gordie Howe. Le président de la LNH lui demande d'interdire à ses fils d'accepter l'offre des Aeros. Cela, soutient-il, porterait un coup trop dur à la LNH et au hockey junior. Howe, conscient que ses fils toucheront une fortune à Houston, refuse. « Je n'aurais pas voulu que mon propre père me demande une chose pareille », dit-il.

Pendant ce temps, une idée germe dans le cerveau de Howe. Et s'il se joignait aussi aux Aeros ? À 45 ans, ce serait formidable de reprendre du service et d'évoluer avec ses deux fils !

Cette perspective emballe les Aeros, qui invitent les Howe à Houston afin de discuter. Voyage en première classe, limousine, hôtel de luxe et match de baseball à l'Astrodome, rien n'est épargné pour en mettre plein la vue à Gordie et ses fils, mais aussi à son épouse Colleen, leur agente. L'ambiance est excellente, les contrats proposés aussi : Gordie et ses fils se partageront près de 2,5 millions US en quatre ans.

Ameutée, la LNH tente une dernière approche auprès de Howe. Campbell lui offre un poste bien rémunéré comme ambassadeur du circuit. Peine perdue. Deux ans après avoir joué ce qu'il croyait être son dernier match dans le hockey professionnel, Gordie Howe revient au jeu.

Ses 100 points (31 buts et 69 aides) donnent le ton aux Aeros. Il est choisi joueur le plus utile à son équipe, qui coiffe cette saison exceptionnelle avec la conquête de la Coupe Avco, le championnat de l'AMH. C'est le premier triomphe de Howe depuis la victoire des Red Wings en finale de la Coupe Stanley de 1955, l'année de l'émeute Maurice Richard.

***

Des mille prouesses accomplies par Gordie Howe sur la patinoire, son retour dans la LNH à l'automne 1979 est une des plus formidables. Il évoluait alors avec les Whalers de Hartford, l'une des quatre équipes de l'AMH admises dans la LNH.

Le 2 décembre, les Whalers visitèrent le Canadien au Forum. En sautant sur la glace, Howe reçut une ovation d'une minute. Cette saison-là, il participa aux 80 matchs des Whalers, marquant 15 buts et récoltant 26 aides. À la fin de la saison, il était âgé de... 52 ans !

Maurice Richard avait raison : Gordie Howe n'était pas homme à moisir derrière un pupitre.

Source : Mr. Hockey - My Story, Viking Press, 2014

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