Quel est l'élément essentiel du succès d'une équipe professionnelle ? Les victoires jouent un grand rôle, bien sûr. Mais rien n'est plus important que son ancrage dans la communauté. Ce lien avec la ville et les fans, cette relation symbiotique qui se bâtit au fil du temps et qui se transmet de génération en génération, constitue la pierre angulaire de l'édifice.

Voilà pourquoi nous appuyons instinctivement les joueurs de « notre » club. Ils endossent le maillot nous représentant aux quatre coins de l'Amérique. La tradition de certaines équipes est si riche que leur seul nom évoque la ville où elles évoluent : le Canadien, les Yankees, les Cowboys...

En 1969, à l'arrivée des Expos, les Québécois ont découvert Mack Jones, Jose « Coco » Laboy et Rusty Staub. Ils sont devenus les visages de « Nos Z'Amours », jolie expression où le premier mot est aussi significatif que le deuxième.

Cette affection s'est transmise à leurs successeurs, de Gary Carter à Steve Rogers, de Tim Wallach à Marquis Grissom, de Pedro Martinez à Vladimir Guerrero. Pour de multiples raisons, le parcours des Expos s'est mal terminé. Mais leur empreinte dans notre paysage sportif demeure profonde.

Au point où l'idée de leur renaissance, inimaginable il y a cinq ans, est aujourd'hui évoquée avec sérieux.

Au point où le commissaire du baseball, Rob Manfred, suit le dossier.

Au point où deux personnalités influentes, le maire Denis Coderre et l'homme d'affaires Stephen Bronfman, ont écrit une lettre aux 30 propriétaires d'équipe afin de manifester leur intérêt.

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C'est dans ce contexte prometteur qu'est tombée, vendredi, une nouvelle étonnante. Selon mon collègue François Cardinal, des gens proches du dossier envisageraient un nouveau plan. Des investisseurs d'ici achèteraient la moitié des actions des Rays de Tampa Bay. Et l'équipe disputerait - de manière permanente - la moitié de ses matchs locaux à Montréal et l'autre en Floride.

Des précédents historiques de clubs jouant des matchs « locaux » dans une autre ville existent. Dans la NFL, par exemple, les Jaguars de Jacksonville s'arrêtent depuis 2013 une fois par saison au stade Wembley.

Mais attention : il ne s'agit pas d'une « garde partagée ». Les Jaguars sont clairement établis en Floride. L'initiative s'inscrit au coeur de la stratégie internationale de la NFL qui, ultimement, vise à implanter une équipe à Londres. L'automne dernier, trois matchs ont été disputés dans la capitale anglaise. Et ce chiffre augmentera à cinq en 2018, à l'ouverture du nouveau stade de l'équipe de soccer Tottenham Hotspur.

La NFL, qui veut gonfler à 25 milliards US ses revenus annuels en 2027, mise à fond sur le marché britannique comme source de croissance.

De leur côté, les Bills de Buffalo ont joué une rencontre du calendrier à Toronto de 2008 à 2013. L'initiative a été un échec. Les gens de Buffalo l'ont perçue comme une insulte, et ceux de Toronto n'y ont pas vu leur intérêt.

Le dernier match « local » des Bills au Rogers Centre a attiré moins de 40 000 personnes. Un an plus tard, les deux parties ont mis fin à l'accord, pourtant encore valide pour quatre saisons. Un joueur des Bills, cité par la CBC, déclara même que ces affrontements étaient une « joke ».

Quant aux 22 matchs disputés par les Expos à Porto Rico en 2003 et 2004, ils constituent un très mauvais souvenir pour le baseball majeur. Mieux que tout, ils symbolisent la déroute des Z'Amours. Vaudrait mieux ne pas utiliser cette triste histoire à l'appui du concept !

De mémoire, une seule « garde partagée » a fonctionné dans le sport professionnel. Dans la NFL, les Packers de Green Bay ont joué une minorité de leurs matchs locaux à Milwaukee, 200 kilomètres plus loin, de 1953 à 1994. L'expérience a pris fin avec la modernisation du Lambeau Field. Personne n'y a vu un concept d'avenir.

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Comment la puissante Association des joueurs du baseball majeur réagirait-elle à l'implantation des Expos-Rays de Montréal-Tampa ? Certainement très mal !

Les joueurs seraient condamnés à vivre dans leurs valises les trois quarts de la saison. Et verraient beaucoup moins souvent leur famille. Bonne chance à la direction pour attirer des joueurs autonomes ou convaincre les vedettes de prolonger leur séjour avec l'équipe !

Les Rays, qui attirent déjà parmi les foules les plus faibles du baseball majeur, écorcheraient encore davantage les liens avec leurs fans. Et pourquoi les Montréalais se passionneraient-ils pour une équipe ne les représentant qu'à moitié ? Comment ce curieux club à deux têtes taillerait-il sa place dans notre communauté et sur nos réseaux de télé ? Quelle serait son identité ?

Ah, mais dit-on, 41 matchs locaux, c'est autant que le Canadien en une saison. C'est vrai... mais totalement hors de propos ! Le baseball n'est pas le hockey, sa culture est tout à fait différente. Si on ne veut pas la respecter, si on veut justifier l'injustifiable en se servant du hockey, oublions le projet de retour des Expos.

Dans tous les sports, l'important est de savoir où bat le coeur de l'équipe. En Major League Soccer, l'Impact ne joue que 17 matchs locaux par saison. Et dans la Ligue canadienne de football, les Alouettes n'en disputent que neuf. Mais ces deux clubs sont arrimés à Montréal et nous représentent entièrement. Une équipe de baseball en « garde partagée » ne relèverait jamais ce défi. Tenez, malgré « l'effet de rareté », les Expos de Montréal/Porto Rico n'ont pas fait exploser les guichets ici ou là-bas.

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Après tous les efforts consentis pour crédibiliser le projet de retour des Expos depuis deux ans, cette idée saugrenue surprendra sûrement le baseball majeur. Seule consolation : elle ne fait sans doute pas l'unanimité chez les investisseurs potentiels.

Heureusement, d'ailleurs, puisqu'il s'agirait d'un recul majeur. Et, surtout, d'un terrible aveu de faiblesse, dont le commissaire prendrait bonne note.

Il faut en effet que les promoteurs de cette idée soient déconnectés pour déclarer « que cette solution pourrait s'appliquer à d'autres marchés où les assistances ne sont pas au rendez-vous », comme s'ils voulaient révolutionner le modèle d'affaires du sport professionnel.

Partager entre deux villes éloignées de 2400 kilomètres, et situées dans des pays différents, l'exploitation d'une seule et même équipe est fantaisiste.

Alors pourquoi évoque-t-on ce scénario ? Peut-être parce que l'argent nécessaire au retour des Expos n'est pas au rendez-vous. Si c'est le cas, faisons tout de suite une croix sur le projet.

Le « temps partagé », c'est une formule acceptable pour acheter un condo à Tremblant ou sur la Côte d'Azur. Mais pas pour l'acquisition d'une équipe professionnelle.