Alexandre Bilodeau est un guerrier. En compétition, il ne fait de cadeau à personne. Ses yeux d'acier et ses traits ciselés révèlent sa force de caractère. Son jeune rival Mikaël Kingsbury le sait mieux que quiconque: «Même durant nos entraînements en gymnase, Alexandre veut gagner tous les petits concours qu'on fait...»

Derrière cette armure, Bilodeau cache beaucoup d'émotion. La condition de son frère Frédéric, atteint de paralysie cérébrale, le touche au plus profond de son être.

«Moi, j'ai la chance de tout mettre en place pour réaliser tous mes rêves. Pas lui. J'ai une copine exceptionnelle, une famille, des entraîneurs... Mais la personne qui m'inspire dans les hauts et les bas, c'est Frédéric. Quand il me félicite après une course, il me dit: ''Je t'aime.'' C'est si pur, si simple. Réaliser qu'il vit un rêve à travers moi, ça vient me chercher...»

Les deux frères Bilodeau se sont serrés très fort après la victoire d'Alexandre, lundi. Comme aux Jeux de Vancouver, leur accolade a donné des frissons.

D'un côté, un champion olympique, image de force et de vigueur; de l'autre, un homme de 32 ans aux prises avec une terrible condition. Dans cette étreinte, on retrouve deux pôles de la vie.

Frédéric sait que son état ne s'améliore pas. «Ça me fait mal au coeur, dit Alexandre. J'essaie de le rendre le plus heureux possible...»

En prononçant ces mots, la voix du double médaillé d'or craque et des larmes apparaissent au coin de ses yeux. Nous sommes dans une salle du centre de presse où, quelques minutes plus tôt, les quatre skieurs de bosses de l'équipe canadienne ont fait le bilan de leur expérience olympique, qui s'est conclue par le superbe doublé Bilodeau-Kingsbury.

«C'est très difficile pour notre famille d'accepter tout ça, ajoute Alexandre. Par prudence, mes parents ont déménagé de Rosemère dans un plain-pied à Montréal. Des amis de la famille avaient aussi un enfant handicapé. Il a déboulé les marches pendant qu'ils étaient à l'épicerie et il est décédé...»

Le séjour à Sotchi n'est pas facile pour Frédéric. «En Russie, tout est plus compliqué avec un fauteuil roulant», ajoute Alexandre, qui retrouve cependant le sourire en racontant combien Frédéric inspire aussi sa soeur Béatrice, âgée de 20 ans.

La benjamine de la famille prépare ses demandes d'admission en droit à l'université, et Frédéric s'informe souvent de la progression de ses démarches. «Il est aussi intense avec elle!»

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Alexandre Bilodeau fait désormais partie de la légende du sport canadien. Il est devenu le deuxième athlète du pays à défendre avec succès un titre olympique. Seule Catriona Le May Doan, en patinage de vitesse longue piste, avait réussi l'exploit.

Au-delà de son succès, c'est tout le sport québécois qui est célébré à Sotchi depuis l'ouverture des Jeux. Des neuf médailles remportées par le Canada, six l'ont été par des athlètes du Québec.

Hier, nos collègues du Canada anglais se sont beaucoup intéressés à ce phénomène. Comme si l'historique «What does Quebec want?» des pages politiques s'était transformé, dans les pages sportives, en «How does Quebec do it?» (Comment font-ils?)

«Ça fonctionne comme l'économie», répond Bilodeau, qui a occupé un siège de choix pour surveiller la progression de notre sport d'élite ces dernières années. «Quand les choses vont bien, ça améliore les affaires. Nous produisons des entraîneurs compétents et des athlètes qui inspirent les jeunes. On a eu un gros momentum après Vancouver, faut pas l'échapper. On est sur une pente ascendante.»

On parle du Québec, bien sûr, mais c'est tout le sport canadien qui profitera de ces succès. Les médailles de Sotchi auront en effet un impact majeur sur la suite des choses. Elles assureront le maintien, et peut-être l'augmentation, de l'appui financier aux athlètes, une clé de la réussite.

«Les médailles, c'est une mesure importante pour toutes les parties concernées», expliquait Marcel Aubut, le président du Comité olympique canadien (COC), en décembre dernier.

«Quand les gouvernements peuvent justifier leur investissement en sport en disant qu'ils appuient des jeunes sportifs représentant avec honneur le Canada aux quatre coins du monde, c'est beaucoup plus facile de consentir les sommes nécessaires.

«Même chose pour les commanditaires. Ils seront plus heureux de soutenir les athlètes si ceux-ci obtiennent de bons résultats.»

Les médailles ont aussi un effet d'entraînement dans la pratique du sport. Dans les années 90, les succès de Jean-Luc Brassard en ski acrobatique ont touché des milliers de jeunes. Attirés par le côté spectaculaire de la discipline, ils ont élargi le bassin de participants. Et plus ce bassin est vaste, meilleures sont les chances d'y découvrir de futurs athlètes d'élite.

Tenez, ce n'est pas un hasard si Alexandre Bilodeau s'est imposé après Jean-Luc Brassard. Et les ambitions de Mikaël Kingsbury ont été stimulées par l'émergence de Bilodeau. «Quand j'étais enfant, je voyais Alexandre faire des backflips au Mont-Saint-Sauveur, dit Mikaël. Il avait 13 ans et je voulais l'imiter.»

Pour s'imposer au plus haut niveau, la confiance en soi est un élément essentiel. Or, celle des athlètes québécois est plus forte que jamais. Bilodeau a utilisé l'exemple des soeurs Justine et Chloé Dufour-Lapointe pour l'illustrer.

«Elles ont obtenu une médaille olympique à leur première présence aux Jeux [NDLR: Chloé en était à ses deuxièmes Jeux]. C'est exceptionnel! Moi, mes premiers Jeux ont été à Turin. J'ai terminé 11e. Je n'ai pas réussi, c'était trop pour moi. Et je n'avais pas la pression qu'elles ont ressentie à Sotchi.»

Comme si les plus vieux avaient démystifié les Jeux pour les plus jeunes. C'est aussi ça, le transfert de la connaissance.

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Pour terminer, un mot sur Mikaël Kingsbury. Ce remarquable jeune homme est fier de sa deuxième place et s'en promet déjà pour les prochains Jeux. «J'ai encore plus le goût de la médaille d'or», a-t-il dit.

Après les Jeux de 2002 à Salt Lake City, Kingsbury, alors âgé d'une dizaine d'années, a écrit les mots «Je vais gagner» sur une affiche qu'il a ensuite posée au-dessus de son lit.

«J'avais tellement tripé en regardant les Jeux. Et je me disais que ce serait l'fun si, un jour, j'inspirais à mon tour des enfants de 10 ans. L'affiche est encore là. Et je ne l'enlèverai pas aussi longtemps que je n'aurai pas gagné.»

Nos olympiens, qu'ils s'appellent Alexandre, Mikaël, Charles, Justine ou Chloé, sont des gens déterminés.