C'était le 13 mars 2000, au Cap. En compagnie de quatre collègues de la FIFA (fédération internationale de soccer), Walter Sieber séjournait en Afrique du Sud afin d'étudier la candidature de ce pays à l'organisation de la Coupe du monde de 2006.

Une rencontre avec Nelson Mandela, qui avait quitté la présidence l'année précédente, était à leur programme. On avait prévenu les visiteurs: l'entretien durerait 15 minutes.

«Nous avons finalement parlé une heure, se souvient M. Sieber. Se retrouver en compagnie de Nelson Mandela, qui nous a raconté sa vie absolument incroyable, m'a marqué à tout jamais.»

Avec ses nombreux mandats au sein de la FIFA et du Comité international olympique (CIO), Walter Sieber est le Québécois le plus influent sur la scène sportive internationale. En écoutant Mandela ce jour-là, il a été frappé par la place du soccer dans la vie de cet homme d'exception.

«Ce sport était très important pour lui, car c'est la seule activité que les détenus pouvaient organiser durant son emprisonnement, rappelle-t-il. C'était aussi un des rares moments où ils se transmettaient des messages. Pour lui, ce fut une bouée de sauvetage.»

Sur Robben Island, où Mandela fut coffré durant 18 de ses 27 années d'incarcération, le soccer donnait aux détenus l'occasion d'appliquer les principes démocratiques auxquels ils croyaient, écrit Sports Illustrated, dans un article fascinant.

Les prisonniers instaurèrent un droit d'appel pour les joueurs mécontents d'une décision disciplinaire sur le terrain. «C'était notre manière de montrer que la règle de droit pouvait fonctionner», explique un ancien détenu.

Un jour, confiné dans sa cellule, Mandela regardait les matchs par une petite fenêtre. Lorsque les gardiens s'en rendirent compte, un mur fut érigé pour bloquer sa vue.

***

Le tirage de la Coupe du monde de 2014, au Brésil, a eu lieu hier. La cérémonie a commencé avec un hommage à Mandela.

Au-delà de cette marque de respect, la FIFA pourrait faire bien davantage pour honorer son héritage. Elle pourrait mettre le Qatar au défi de respecter les droits des travailleurs étrangers sur les chantiers de la Coupe du monde de 2022.

Des dizaines de milliards seront dépensés en infrastructures de toutes sortes en vue de ce grand rendez-vous. Le Qatar profite de l'événement pour se donner une nouvelle impulsion. Mais derrière ces projets grandioses, un drame humain de grande ampleur se déroule.

Après l'enquête du quotidien britannique The Guardian, qui a démontré que le sort de nombreux ouvriers s'apparentait à de l'esclavage, une enquête d'Amnistie internationale a étoffé le dossier le mois dernier.

Ainsi, des travailleurs migrants vivent «dans des logements sordides, surpeuplés et dépourvus de climatisation, exposés à des débordements d'égouts ou à la proximité de fosses septiques à ciel ouvert. Plusieurs camps de logement n'avaient pas d'électricité et un groupe important de travailleurs était privé d'eau courante».

Autre extrait du rapport: «Des travailleurs népalais ont déclaré que leur employeur les traitait «comme du bétail». Les employés travaillaient 12 heures par jour, sept jours sur sept, y compris pendant les mois les plus chauds.»

Plus loin, on lit: «Nos chercheurs ont vu 11 hommes signant des documents, devant des fonctionnaires, déclarant qu'ils avaient perçu leur salaire [ce qui était faux] afin de récupérer leur passeport pour quitter le Qatar.»

Amnistie internationale conclut que si des mesures «essentielles» ne sont pas prises, cette exploitation se poursuivra.

Sepp Blatter, le président de la FIFA, a réagi à ce rapport en accusant les gouvernements de la France et de l'Allemagne d'avoir «fait pression» pour que le Qatar obtienne la Coupe du monde de 2022 en raison de leurs intérêts économiques. Il a ensuite qualifié «d'injustes» les critiques des médias à l'endroit de ce pays.

Pour les dizaines de milliers de travailleurs migrants au Qatar, ce débat est stérile. La seule urgence est d'améliorer leurs conditions de vie et de travail.

***

Nelson Mandela croyait à la force du sport comme facteur de progrès et d'émancipation. Dans un discours prononcé à Monaco en 2000, il a eu ces mots extraordinaires: «Le sport a le pouvoir de changer le monde. Il a le pouvoir d'inspirer. Il a le pouvoir d'unir les gens de manière unique. Il parle à la jeunesse un langage qu'elle comprend.

«Le sport peut créer l'espoir là où il n'y avait que le désespoir. Il est plus puissant que le gouvernement pour briser les barrières raciales. Il rit au visage de toutes les discriminations.»

Les dirigeants sportifs internationaux qui veulent créer de l'espoir et vaincre les discriminations ne peuvent limiter leur action aux surfaces de jeu. Ainsi, qui aura le goût d'applaudir les exploits des joueurs de soccer au Qatar, en 2022, si les droits de milliers d'êtres humains sont bafoués durant les années de préparatifs?

La Coupe du monde, comme l'a rappelé Sepp Blatter hier, peut rassembler les gens des quatre coins du monde autour d'une grande «fiesta». Mais encore faut-il qu'on ait le coeur à célébrer.

Il n'est pas trop tard pour agir. Il n'est pas trop tard pour la FIFA, ultime responsable du tournoi, pour lier la présentation du championnat de 2022 au respect des droits des travailleurs.

Ce serait la meilleure façon de célébrer la mémoire de Nelson Mandela. Ce serait la meilleure façon de poursuivre son combat en faveur de la dignité humaine.

***

L'Afrique du Sud n'a pas obtenu la Coupe du monde de 2006, étant devancée par l'Allemagne. Mais en 2010, elle devint le premier pays africain à accueillir la compétition.

Sources : Daily Mail, Sports Illustrated, L'Équipe, Amnistie internationale.