Place d'Youville, à Québec, le 16 juin 1995. Quinze mille personnes retiennent leur souffle devant un écran géant branché sur Budapest, en Hongrie.

Juan Antonio Samaranch, le président du Comité international olympique (CIO), annoncera bientôt le nom de la ville hôtesse des Jeux d'hiver de 2002, une lutte à laquelle Québec a participé avec énergie.

«Salt Lake City», lance Samaranch, plongeant ainsi l'esplanade dans un silence funèbre.

Contrairement aux milliers de Québécois qui ont vécu cette rebuffade, Mitt Romney n'a aucun souvenir de cette journée. Sa religion le liait pourtant à Salt Lake City, siège mondial de l'Église mormone.

«Ce ne fut pas un grand moment dans ma vie. Je ne me souviens pas avoir tenu une seule conversation à ce sujet», a-t-il déjà écrit.

Les suites de ce vote transformeront pourtant l'existence de Mitt Romney.

Quelques mois plus tard, un scandale éclate. On apprend que des membres du CIO ont accepté des avantages financiers en échange de leur appui à Salt Lake City. Cela explique, du moins en partie, pourquoi Québec n'a récolté que sept votes.

Les dirigeants du comité organisateur sont limogés. La réputation de la ville est en péril. Il faut un homme intègre, doublé d'un gestionnaire aguerri, pour les remplacer. Il doit aussi posséder des racines dans la région.

Romney hésite avant d'accepter le poste. Il n'a aucune expérience en gestion sportive. Et, surtout, il souhaite engranger d'autres millions à la tête de Bain Capital, la firme d'investissement dont il détient toutes les actions avec droit de vote.

«Comment s'éloigner de cette poule aux oeufs d'or? Surtout au moment où elle pondait encore plus d'oeufs!», écrit-il avec candeur.

Sur les conseils de sa femme, Ann, qui estime que la fortune familiale est suffisante, Romney s'installe à Salt Lake City. Et il transforme les Jeux en succès.

Cette réussite modifie son image. Jusque-là, il était perçu comme un homme d'affaires multimillionnaire qui avait eu la mauvaise idée de se présenter contre Ted Kennedy à l'élection sénatoriale du Massachusetts, en 1994.

De retour à Boston après les Jeux de 2002, il est encore perçu comme un homme d'affaires multimillionnaire, mais qui a eu la bonne idée de sauver l'honneur de son pays sur la scène sportive internationale.

Les Américains aiment les gagnants. Huit mois plus tard, Mitt Romney est élu gouverneur du Massachusetts.

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Plusieurs moyens permettent de mieux connaître les candidats à la présidence des États-Unis.

À la convention de leur parti, ils prononcent un grand discours qui résume leur pensée politique. Lors des débats, ils confrontent leurs idées dans un environnement de forte tension. Mais les livres qu'ils ont écrits avant d'être candidats aident aussi à les définir.

Ainsi, Les rêves de mon père, la captivante autobiographie de Barack Obama, lève le voile sur les valeurs qui l'animent, celles d'un humaniste intrigué par les rapports sociaux et culturels.

Ce récit nous fait découvrir la personnalité complexe du président, qu'on a pu souvent déceler depuis quatre ans.

Ferme en politique étrangère, Obama a cependant été à la recherche d'improbables consensus budgétaires avec ses rivaux. Ses ambiguïtés, si attachantes dans son oeuvre écrite, lui ont parfois nui dans l'exercice du pouvoir.

En revanche, les questionnements existentiels ne sont pas la marque de commerce de Mitt Romney. Turnaround, où il raconte son expérience aux commandes des Jeux de Salt Lake City, se lit comme un manuel du Harvard Business School.

Romney décortique les ententes de commandite, analyse les dilemmes budgétaires et dissèque les négociations avec les agences gouvernementales. Il décrit aussi ses relations avec les médias, un exercice qu'il surnomme «nourrir la bête».

Du début à la fin du livre, Romney reste collé sur la gestion quotidienne. Il multiplie les bons mots à l'endroit de ses collaborateurs et raconte quelques anecdotes, mais il ne propose pas de perspective globale sur ces événements. Son récit est celui d'un opérateur. Il s'en dégage une curieuse froideur, sans doute annonciatrice du président qu'il serait.

La lecture de Turnaround permet aussi de comprendre pourquoi Romney martèle depuis deux mois son «plan en cinq points» pour raffermir l'économie américaine.

Son programme pour la relance des Jeux comportait aussi cinq objectifs. En 41 mots, Romney énumérait les défis de l'organisation, un magnifique exercice de synthèse.

Mais peut-on vraiment inspirer ses concitoyens, et diriger avec succès un pays aussi complexe que les États-Unis, en misant d'abord sur des principes d'affaires?

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Romney a mal entrepris la dernière ligne droite de la campagne. Son discours à la convention républicaine a été le moins inspiré des 32 dernières années, tous partis confondus. Son ode à la petite entreprise n'a pas touché les coeurs.

C'est à ce moment que Barack Obama a baissé la garde. Erreur. Au premier débat, le héros de Salt Lake City a surpris le président et remporté une victoire décisive. Il a redressé sa campagne encore plus vite que les Jeux d'hiver. Il ne faut jamais prendre Mitt Romney à la légère.

S'il remporte la médaille d'or le 6 novembre, Romney pourra dire merci à son expérience olympique. Sans le scandale des Jeux de 2002, il ne serait pas candidat à la présidence.

L'onde de choc des événements du 16 juin 1995 n'est peut-être pas terminée.