Après deux périodes, les choses se présentaient mal pour l'équipe canadienne. L'URSS menait 5-3 ce match décisif de la série.

L'inimaginable s'annonçait: nos meilleurs joueurs subiraient la défaite, une gifle qui serait ressentie d'un océan à l'autre.

C'était le 28 septembre 1972, il y a 40 ans aujourd'hui. En raison du décalage horaire avec Moscou, c'est en plein après-midi de semaine que des millions de Canadiens rongeaient leurs ongles devant le petit écran.

Partout au pays, des écoles avaient installé des télés pour permettre aux élèves de surveiller l'affrontement. Dans les bureaux, l'activité avait cessé. C'était le plus grand rendez-vous sportif de l'histoire canadienne.

Dans le vestiaire d'Équipe Canada, à l'aréna Luzhniki, les joueurs demeuraient calmes, assure Serge Savard. «On ne pensait pas à la défaite. On se disait simplement qu'il fallait marquer le prochain but et qu'on verrait ensuite...»

Le Canada a inscrit le but suivant, puis un autre pour créer l'égalité. Et avec 34 secondes à écouler au match, Paul Henderson a compté le but le plus célèbre de l'histoire du hockey. Ce gain électrisant de 6-5 a permis au Canada de remporter la série: quatre victoires, trois défaites et un match nul.

Savard avait 26 ans à l'époque. Sa remarquable carrière était déjà bien entamée. Mais rien de ce qu'il avait vécu auparavant ou expérimenterait ensuite n'égalerait cette extraordinaire série Canada-URSS.

«C'est ma plus belle émotion sportive, dit-il. Jamais un événement n'avait réuni le pays de cette façon. Encore aujourd'hui, tous ceux qui sont assez vieux se souviennent où ils étaient le jour du huitième match.

«Avec le sport, l'URSS voulait démontrer la supériorité du communisme. Alors on a eu l'impression de se battre pour notre manière de vivre.»

* * *

À Toronto ce soir, plus de 700 personnes, dont le premier ministre Stephen Harper, se rassembleront à l'hôtel Royal York pour souligner le 40e anniversaire de la Série du siècle. Savard sera présent, comme tous ses coéquipiers de l'époque.

«J'ai plus de liens avec ce groupe qu'avec l'équipe du Canadien du milieu des années 1970, dit-il. On se voit à chaque année lors d'un tournoi de golf. Les gars sont demeurés amis.»

Leurs liens ont néanmoins été mis à l'épreuve en prévision des célébrations de cette année. Ils ont dû décider si Alan Eagleson serait invité à la fête.

Organisateur principal de cette série, Eagleson était directeur de l'Association des joueurs de la LNH, en plus de représenter plusieurs vedettes du circuit. Son influence était inouïe.

Mais au début des années 1990, l'édifice s'est écroulé. Une enquête du journaliste américain Russ Conway a ultimement conduit à des accusations de fraude contre Eagleson. Il a été condamné à 18 mois de prison, en plus d'être expulsé du Barreau ontarien et de l'Ordre du Canada. Il a aussi démissionné du Temple de la renommée du hockey.

Par une large majorité, les joueurs d'Équipe Canada 1972 ont choisi d'inviter Eagleson aux célébrations. Mais les opposants, notamment Phil Esposito, n'ont pas lâché prise. Afin de préserver l'unité du groupe, la décision a été renversée. Eagleson ne sera pas au banquet de ce soir.

Savard comprend «l'amertume» de certains de ses camarades. «Mais je pense qu'on devrait avoir le pardon plus facile», dit-il. En compagnie de quelques uns de ses anciens coéquipiers, il verra Eagleson durant son séjour à Toronto.

Eagleson a séjourné six mois en prison. En ce sens, il a payé sa dette à la société. N'empêche que la réaction d'Esposito et des autres joueurs opposés à sa présence est compréhensible. Eagleson a trahi la confiance placée en lui. La noblesse ne faisait pas partie de son arsenal.

* * *

Au fil des années, l'analyse de la Série du siècle est devenue plus critique. Le comportement de plusieurs membres d'Équipe Canada durant le séjour à Moscou a été décrié.

Ainsi, au sixième match, Bobby Clarke a blessé l'excellent Valery Kharlamov d'un coup de bâton sauvage; au huitième match, Jean-Paul Parise a menacé un arbitre; et durant la même rencontre, Eagleson a perdu le contrôle de lui-même en dénonçant un juge de but.

Savard est conscient de cette lecture plus serrée des événements. «Mais je pense qu'on devrait mettre l'accent sur autre chose. Des gars comme Ron Ellis, Yvan Cournoyer et Paul Henderson ont accompli des miracles en jouant du très beau hockey. Moi-même, je n'ai pas reçu deux minutes de punition en cinq matchs.

«Et puis cette série a transformé le hockey. Nos méthodes d'entraînement se sont améliorées. Scotty Bowman, qui était toujours à l'affût de nouvelles techniques, en a profité.»

Savard a raté trois matchs de la Série du siècle. Équipe Canada les a tous perdus. «Mais je n'ai pas la prétention de penser qu'on aurait gagné le premier si j'avais joué», dit-il, en rappelant cette défaite massue de 7-3 au Forum de Montréal, le 2 septembre.

La Série du siècle avait mal commencé pour les Canadiens. Malgré la controverse, elle s'est terminée dans l'allégresse.

«On ne reverra jamais rien de pareil, ajoute Savard. Aujourd'hui, le hockey s'est internationalisé. Les États-Unis, la Suède et d'autres pays ont tous de bons joueurs. À l'époque, il y avait les Soviétiques et nous.»

Lorsqu'ils lèveront leur verre en souvenir de leur victoire ce soir à Toronto, ces guerriers souligneront le plus beau moment de leur carrière. Avec raison, Serge Savard aura le sourire aux lèvres.

Photo: Pierre McCann, La Presse

Serge Savard