Ces deux minutes de course, je ne les manquerais pour rien au monde. Depuis aussi loin que je m'en souvienne, elles font irruption dans ma vie chaque premier samedi du mois de mai.

«La course pour les roses», dit-on, en l'honneur de l'imposante gerbe qu'on déposera sur le cheval gagnant pendant que son jockey, un sourire au visage, expliquera vivre le plus beau jour de son existence.

Le Derby du Kentucky est bien plus qu'une épreuve pour les meilleurs purs sangs de 3 ans.

C'est d'abord un rite annuel, comme le passage des saisons. C'est aussi un événement sportif plein d'adrénaline, qui captive même les néophytes. Comment ne pas avoir le coeur serré lorsque le peloton débouche du dernier virage et s'engage dans la ligne droite, dans un formidable tonnerre de sabots?

C'est enfin une tradition vieille de 137 ans entretenue avec amour par des propriétaires, des jockeys, des entraîneurs et des palefreniers, ces gens à la fois humbles et passionnés, incapables de concevoir leur vie loin d'une écurie, à soigner des chevaux rapides et racés.

Le Derby du Kentucky. Ces mots magiques me replongent immanquablement dans l'été de mes 13 ans.

Nous étions une famille qui raffolait de sport et d'actualité. La maison était pleine de journaux, la télé toujours ouverte pour les nouvelles ou un affrontement sportif.

Certains événements transcendaient cependant tous les autres: une soirée d'élections, le match de la Coupe Grey et... le Derby du Kentucky.

Chaque année, lorsque les chevaux entraient sur la piste au son de My Old Kentucky Home, cette chanson empreinte de nostalgie si intimement liée à la course, mon père l'entonnait d'une voix étonnamment forte, lui qui n'avait pourtant rien d'un chanteur. Cela me faisait grande impression.

En 1973, un beau et puissant cheval nommé Secretariat capta notre imagination, tout comme celle de millions de Nord-Américains. Son jockey était un Canadien français du Nouveau-Brunswick, Ron Turcotte. Et son entraîneur, Lucien Laurin, était originaire de Joliette.

Grand favori du Derby, Secretariat vint coiffer son rival Sham peu avant le fil d'arrivée. Ron Turcotte, dans un de ces élans poétiques dont les jockeys ont le secret, déclara: «Je l'ai laissé courir à sa guise, puis je l'ai poussé un peu, et il s'est envolé.».

Dans le sport, tous les records sont faits pour être battus. Pourtant, celui de Secretariat, qui compléta la course en moins de deux minutes, tient toujours. J'avoue redouter le jour où sa marque sera effacée.

Deux semaines plus tard, Secretariat remporta le Preakness, au Maryland. Dans des États-Unis démoralisés, aux prises avec la guerre du Vietnam et le scandale du Watergate, Secretariat devint l'unique élément rassembleur. Sa photo fut publiée la même semaine à la une des magazines Time et Sports Illustrated, du jamais vu!

Secretariat remporterait-il la Triple couronne, un exploit n'ayant pas été réussi depuis 25 ans? Pour cela, il devait maintenant coiffer le Belmont Stakes, à la mi-juin, à New York. Ce jour-là, il réussit une performance légendaire, devançant son plus proche poursuivant par 31 longueurs!

Encore aujourd'hui, je n'ai qu'à fermer les yeux pour entendre la voix de l'annonceur maison décrire sa folle chevauchée: «He's moving like a tremendous machine...»

Lorsque le vainqueur du Derby du Kentucky franchira le fil d'arrivée aujourd'hui, la question sera posée: pourra-t-il imiter Secretariat et coiffer la Triple couronne? Seuls deux autres chevaux ont réédité l'exploit: Seattle Slew en 1977 et Affirmed en 1978.

À vrai dire, cela serait étonnant. D'autant plus qu'Uncle Mo, un remarquable poulain, ne sera pas du départ en raison d'une maladie.

Mais rien n'empêche d'espérer qu'un véritable champion émerge du lot. Le Derby du Kentucky fait naître des rêves, en opposition aux deux autres épreuves de la Triple couronne, qui ont plutôt tendance à les briser.

Cette année, le favori sentimental sera Mucho Macho Man. Ironiquement, pour un poulain avec un nom pareil, il est entraîné par une femme, Kathy Ritvo, dont l'incroyable histoire a fait le tour de l'Amérique.

Mère de deux enfants, Kathy a subi une transplantation cardiaque il y a trois ans. Après une longue opération, elle a retrouvé l'énergie qui lui faisait défaut depuis plusieurs années.

Dans un article émouvant publié sur le site web d'ESPN, on raconte comment cette femme de 42 ans a frôlé la mort 6 mois avant l'intervention. En mai 2008, confinée aux soins intensifs, elle a demandé à son cardiologue d'ouvrir la télé pour le Derby. «Je suis entraîneure, lui a-t-elle expliqué. Le jour où un de mes chevaux participera au Derby, il faudra que tu viennes...»

Elle était sûrement la seule à y croire.

Des histoires fascinantes, le Derby nous en propose tous les ans. Les héros ne sont jamais des personnages connus, mais plutôt des gens ordinaires qui, contre toute attente, se retrouvent sur cette formidable scène.

Voilà pourquoi j'aime cette course et tout ce qui l'entoure. Non, je n'imite pas mon père et ne chante pas My Old Kentucky Home lorsque les chevaux entrent en piste. Mais je sais que mes enfants, qui ne l'ont pas connu, perçoivent mon émotion durant ce court instant. Faut bien transmettre les traditions...